Henri Michaux et les gouffres (à propos de l’expérience mescalinienne)
François Emmanuel
« Moi n’est jamais que provisoire » (Plume).
« J’écris pour me parcourir… » annonçait Henri Michaux. À l’hiver 1954 (il a cinquante-cinq ans) il a amplement parcouru le monde, descendu en pirogue un affluent de l’Amazone, promené son étrangeté en Inde, en Chine, en Malaisie…, ramené de ces pays lointains des notations buissonnières, éparses, décalées, des fables drolatiques. Çà et là il s’est fait entomologiste fantasque ou zoologiste d’animaux fantastiques. Toujours curieux de l’ailleurs mais toujours un peu déçu, il a délaissé ces contrées réelles pour d’autres imaginaires, s’est lancé à la rencontre de peuples improbables, se proclamant ethnologue des Hacs, des Cordobes, des Ourgouilles, des Carasques, des Emanglons, des Halalas… inventoriant leurs coutumes étranges et leurs inquiétantes singularités. Lui le né-rêveur, le néfatigué, le né-troué, il a aussi beaucoup erré dans « l’espace du dedans », observant fasciné son propre corps en ses moments d’altération, transformant la moindre fièvre en épopée, s’enfonçant toujours plus profond là où « la nuit remue », en ces territoires de soi dont les lignes vacillent, où le réel se déforme, le rêve est à portée de voix, on perd la langue des éveillés… Pour mieux se quitter encore, il a même délaissé l’écriture pour des chemins graphiques, des signes, des graphes, des traces animalcules, des alphabets furtifs qu’il s’est mis à explorer avec frénésie. De ce côté-là, il n’est pas au bout de la route certes, mais à cinquante-cinq ans, après la réception sans surprise de Face aux verrous, ayant vu aboutir cette année-là sa demande de naturalisation française, acte final et officiel de déni de ses origines, il se veut au seuil d’une nouvelle expérimentation et lui le buveur d’eau, le peu doué pour la dépendance, il écrit à Jean Paulhan : « Si tu me trouves (de la mes) je suis ton homme. / Si tu le désires, ton compagnon de voyage / et mon appartement notre plage d’envol » (IMEC, 1954).
L’aventure mescalinienne est engagée. Elle durera un peu plus de dix ans. Quatre grands livres en attesteront : Misérable miracle (paru en 1956, L’Infini turbulent (1957), Connaissance par les gouffres (1961) et Les grandes épreuves de l’esprit (1966). J’excepte un long poème en 1959 : Paix dans les brisements. Plus tard ce ne seront plus que des écrits brefs qui reviendront sur l’expérience hallucinogène (ombres pour l’éternité, lignes, ineffable vide…) ou témoigneront d’une prise ponctuelle de haschisch (dans Face à ce qui se dérobe) mais on peut dire que l’expérience aura été traversée.
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emmanuel120507(1)