Les troubles cognitifs et psychiatriques liés à la consommation de cannabis
Alain DERVAUX, Marie-Odile KREBS , Xavier LAQUEILLE
Bulletin de l’Académie Nationale de Médecine, 2014, 198, no 3, 559-577, séance du 25 mars 2014
RÉSUMÉ
Plusieurs études ont montré que le Δ-9-THC, principal principe actif du cannabis entraînait des troubles de l’attention, de la mémoire et des fonctions exécutives. Ils sont liés à la dose, à la fréquence, à la durée d’exposition et à l’âge de la première consommation. Ils peuvent disparaître après sevrage, mais des anomalies durables s’observent chez les sujets ayant débuté leur consommation avant l’âge de 15 ans. La fréquence de la dépendance au cannabis, caractérisée essentiellement par le craving, la perte de contrôle et le retentissement important sur la vie familiale, professionnelle et sociale est d’environ 1 % en population générale sur la vie entière. Neuf études longitudinales ont retrouvé que les sujets qui avaient fumé du cannabis avaient environ deux fois plus de risque de présenter ultérieurement des troubles psychotiques que les sujets abstinents. Le risque, dose-dépendant, est plus élevé lorsque la consommation de cannabis a débuté avant l’âge de 15 ans et chez les sujets qui ont des antécédents familiaux de troubles psychotiques.
La toxicité cérébrale du cannabis est liée à l’interaction du Δ-9-THC sur les récepteurs cannabinoïdes cérébraux CB1. La consommation de cannabis pouvait interférer avec le système endocannabinoïde cérébral lors de la maturation du cerveau à l’adolescence.
INTRODUCTION
La consommation de cannabis a été banalisée ces dernières années, en particulier chez les jeunes, notamment en raison d’une réputation de drogue « douce », peu dangereuse pour la santé. De nombreuses études récentes ont montré qu’en réalité, il existait une toxicité cérébrale du cannabis à court et à long terme, marquée principalement par des effets cognitifs, addictifs et psychotomimétiques. Un rapport d’un groupe d’experts sur les conduites addictives chez les adolescents, usages, prévention et accompagnement, coordonné par le Pôle Expertises Collectives de l’Inserm, a été réalisé récemment à la demande de la Mildeca, pour établir l’état des connaissances sur les conduites addictives chez les adolescents [1]. Nous avons repris les principaux éléments sur les effets psychiatriques du cannabis, extraits du chapitre sur le cannabis que nous avions en charge.
TROUBLES COGNITIFS INDUITS PAR LA CONSOMMATION DE CANNABIS
Les troubles cognitifs sont les plus fréquents des troubles induits par la consommation de cannabis. Dans une étude clinique, 76 % des sujets dépendants au cannabis rapportaient des troubles de la mémoire et 70 %des troubles de l’attention liés à leur consommation [2]. Cependant, peu d’études ont évalué leur fréquence d’un point de vue épidémiologique, en raison de la méthodologie difficile à mettre en oeuvre pour des nombres importants de sujets, nécessitant notamment d’avoir accès à des neuropsychologues formés aux tests cognitifs [3]. Très peu de centres de soins sont en mesure d’évaluer ces troubles en pratique quotidienne.
Études chez l’animal
Après exposition unique ou chronique, plusieurs travaux chez l’animal ont montré que l’administration d’agonistes cannabinoïdes induisait des troubles de l’attention, de la mémoire de travail et des fonctions exécutives, en particulier des troubles de la flexibilité cognitive, du contrôle inhibiteur, de l’estimation temporelle et des troubles de l’apprentissage [1]. Les travaux explorant les effets à l’âge adulte d’une exposition chronique au Δ-9-THC ou à des agonistes cannabinoïdes tels que le WIN 55,212-2 chez le rat adolescent (entre J28 et J50-J60), et notamment ceux les comparant à ceux d’une exposition durant l’âge adulte (à partir de J75) [4], ont retrouvé que l’exposition au cours de l’adolescence altérait la mémoire à court terme, la mémoire de travail spatiale et la mémoire de reconnaissance à l’âge adulte, même après l’arrêt de l’exposition, [1, 4, 5]. Ces altérations sont corrélées à une baisse de l’activité synaptique dans le cortex frontal.
Troubles cognitifs induits par une prise unique chez l’Homme
Chez le volontaire sain, le cannabis ou le Δ-9-THC administrés par voie intraveineuse, induisent des troubles de l’attention et des troubles de la mémoire, en particulier de la mémoire de travail [6]. La consommation de cannabis entraîne également un ralentissement du temps de réaction et des troubles des fonctions exécutives, en particulier des troubles de la planification et de la prise de décision,
évaluées par des tests spécifiques [6, 7].
Troubles cognitifs induits par une consommation chronique chez l’Homme
Troubles de l’attention et de la mémoire de travail
Dans de nombreuses études cas-témoins chez l’Homme, la consommation chronique de cannabis (au moins une fois par semaine sur une période minimale de trois ans) est significativement associée à des troubles cognitifs, avec en particulier des troubles de l’attention, de la mémoire de travail, de la mémoire prospective et de la mémoire épisodique avec des altérations de l’encodage, du stockage et du rappel des
informations ainsi qu’à des troubles du traitement de l’information nécessaires aux prises de décision [1, 3, 8, 9]. Ces troubles sont liés à la dose, à la fréquence de la consommation, à la durée d’exposition et à la précocité de la première consommation, avant l’âge de 15 ans [1, 8, 9]. Ils sont aussi liés aux taux les plus élevés de Δ-9-THC, alors que le cannabis contenant des taux élevés de cannabidiol (autre substance cannabinoïde psychoactive contenue dans le cannabis) limiterait les effets délétères du Δ-9-THC [10].
Troubles des fonctions exécutives
Dans les études cas-témoins, la consommation régulière de cannabis est associée à des troubles des fonctions exécutives (planification, capacités adaptatives, capacités d’établir des priorités, flexibilité mentale, résolution de problèmes, capacités créatrices), évaluées par exemple à l’aide du Wisconsin card sorting test [11-13]. Les cannabinoïdes interfèrent également avec l’estimation du temps, indispensable dans l’adaptation à l’environnement [12]. Les troubles des fonctions exécutives peuvent entraîner une gêne dans les activités quotidiennes [1, 14]. La consommation régulière de cannabis induit notamment des altérations des performances psychomotrices. Ces troubles ont été mis en évidence dans des populations de sujets non consommateurs d’autres drogues, sans troubles psychiatriques associés,
limitant les biais [14].
Plusieurs études ont retrouvé un effet-dose : les troubles des fonctions exécutives sont d’autant plus marqués que la consommation est importante et régulière [1, 11]. Les troubles cognitifs sont aussi d’autant plus marqués que la consommation est précoce, en particulier avant l’âge de 15 ans [15].
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