« Heureusement qu’il y a l’herbe ! », Anne Coppel, Chimères, 2014

« Heureusement qu’il y a l’herbe ! »

Anne Coppel

ERES | « Chimères », 2014/1 N° 82 | pages 33 à 42

https://www.cairn.inforevue-chimeres-2014-1-page-33.htm

« On ne trouve pas trace dans les livres, ni ailleurs, du nom de Govan- Eremetus, ni du pays d’Archaos où il régna, entre la fin des Temps- Barbares et le commencement des Temps-Barbares. Pourtant quelque chose manque là, à la fois dans le temps et dans l’espace. À ce tournant mal éclairé de l’histoire, il y a comme un trou, des événements postérieurs restent inexpliqués. Les coordonnées ne se rejoignent pas ; à partir d’un certain point on les perd (…) Nous avons longuement spéculé au bord de notre trou. C’est au petit matin, dans les fumées diverses que nous est venue l’idée – scientifiquement absurde – de joindre tous les points de disparition des coordonnées. Et ô merveille, nous obtenons ainsi une image par manque, une sorte de négatif »…
« Les Historiens »

Prélude à Archaos, ou le Jardin étincelant
Christiane Rochefort, 1973

 

Christiane Rochefort ne fait pas partie du « peuple de l’herbe », et pourtant j’ai lu « Archaos » avec la certitude que nous vivions les mêmes temps déraisonnables. À l’époque, je dévorais Philipe K. Dick et la science-fiction américaine qui faisait écho aux planètes étranges que j’explorais, et je n’aurais pas pensé à lire Christiane Rochefort, même si je l’avais toujours considérée comme une soeur avec laquelle je partageais la même façon de vivre ma condition de femme (de jeune fille !) des années soixante. Je ne sais plus qui m’a transmis Archaos – une amie certainement – mais j’ai lu ce conte magique avec ravissement, riant sans cesse, de la liberté de la reine Avanie, des tristes aventures du Roi père Avatar (qui heureusement s’amende), émue du lien indéfectible qui unit les jumeaux Govan le garçon, bientôt Roi-fils, et Onagre, la princesse, qui sans cesse se confondent si bien que lorsqu’on mit « l’un en bleu l’autre en rouge pour les distinguer, « Je suis lequel ? », dit l’un ». Le royaume d’Archaos, dans un MoyenÂge mythique, racontait notre histoire, d’où nous venions et où nous allions pour échapper aux relations de domination et à la famille patriarcale. Mais contrairement à ses romans réalistes, Christiane Rochefort invente là des relations joyeuses qui n’obéissent qu’au désir, où la Reine et la putain « s’embrassent au-delà des barrières de classe », où « tout le monde se mêle des affaires du Conseil ». Je n’ai pas pensé alors qu’elle avait dû en fumer des joints pour plonger dans un tel délire, j’ai pensé que la révolution de mai 1968 faisait son oeuvre, que ce que nous avions vécu, les mots d’ordre que nous avions repris, entendus ou lus sur les murs nous transformaient – car ce qui se propageait, ce n’était pas seulement des idées, c’était la soif de changer nos vies dès aujourd’hui. Aux Etats-Unis, le mouvement contre culturel avait ouvert cette voie qui se diffusait comme elle s’était fabriquée, avec drogues et musique. L’utopie imaginée par Christiane Rochefort faisait écho à ce mouvement en suivant son chemin propre. Comment s’en étonner ?

D’un côté comme de l’autre l’Océan, nous étions enfermées dans la même chape de plomb, nous explorions des voies de sortie parallèles qui pouvaient s’inspirer les unes des autres, mais qui se fabriquaient au croisement d’influences propres à l’histoire de chacune.

Je suis allée chercher Archaos dans ma bibliothèque, (…)

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