Toujours plus avec la chimie psychédélique
par Thibault Henneton
Manière de Voir (Le Monde Diplomatique), 2019, 163,
Fruits d’une inventivité chimique sans limites, les nouveaux produits de synthèse (NPS) se sont multipliés ces dix dernières années, notamment dans les milieux festifs alternatifs. Moins chers que la cocaïne, ils restent difficiles à cerner tant pour les autorités que pour les usagers, incapables d’en connaître à l’avance les effets véritables, dont certains mènent aux hôpitaux, désarmés pour les traiter.
Placés récemment sous les projecteurs, les nouveaux produits de synthèse (NPS) inonderaient le marché des stupéfiants. Dans son dernier rapport annuel, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) relativise, tant « il demeure impossible d’évaluer l’étendue de ce phénomène en l’absence de campagne d’analyse d’envergure ». Il souligne cependant que « le large écho accordé par les médias à l’interdiction de la méphédrone en 2010 a participé à alimenter un intérêt croissant pour ces produits ». La bascule dans l’illégalité de la méphédrone, appelée aussi 4-MMC, a paradoxalement popularisé la famille des cathinones de synthèse, double chimique de la cathinone, un stimulant dérivé du qat (un arbuste de la Corne de l’Afrique et de la péninsule arabique). Les effets de ces produits qui coûtent, sur Internet, cinq fois moins cher que la cocaïne ou la MDMA empruntent à l’une et à l’autre, favorisant l’excitation, l’envie de toucher et d’être touché.
Cette notoriété, les cathinones la doivent également au développement du chemsex (contraction de chemical sex), des marathons sexuels pratiqués surtout dans la communauté gay. Étiquette commode pour journalistes en quête de modes ? « Cette idée de pratique nouvelle m’embête », confie M. Tommy Chouque, adepte occasionnel de chemsex. « J’ai des images des communes de San Francisco dans les années 1970, où clairement l’idée c’était “défonce” et “baise”. Est-ce qu’on en a fait un mouvement circonscrit sur lui-même ? Non, on a parlé de contre-culture. »
Cette notoriété, les cathinones la doivent au développement du « chemsex », des marathons sexuels pratiqués surtout dans la communauté gay
Addictologue au sein de l’association Aides, M. Fred Bladou refuse d’être alarmiste, mais insiste : « Ce qui est nouveau, ce sont ces rapports sexuels très ritualisés, liés à l’usage des écrans et des applis de rencontre. On parle de réunions à dix mecs, du samedi au lundi matin, où l’on s’injecte des produits très addictogènes, les cathinones, préférés depuis une quinzaine d’années à la MDMA. Or les mecs n’ont pas la culture de l’injection comme les injecteurs d’opiacés il y a vingt ans. » D’accord avec la nécessité de catégoriser par impératifs sanitaires, M. Chouque se méfie des angles morts des raccourcis médiatiques : « J’ai l’impression d’entendre “cancer gay” à nouveau. Là où je suis tout à fait d’accord, c’est sur l’apparition de nouvelles drogues. Mais encore une fois, quelle révolution a été l’apparition de l’ecstasy ? »
Des copies mille fois plus puissantes
Dans les années 1990, le principe actif de l’ecstasy, la MDMA, était déjà bien répandu dans les campus. C’est aussi à ce moment-là, note la sociologue Anne Coppel, que « le “tox” est devenu un “usager de drogue”, aussi responsable de ses actes que tout un chacun (1) ». Depuis, les technologies numériques ont facilité son information, mais aussi l’approvisionnement et les échanges, au point qu’aux États-Unis le développement du trafic de drogue n’est plus toujours corrélé à la hausse de la criminalité (2). Internet a aussi rapproché l’« usager de drogue » du « designer » féru de chimie. Au tournant des années 2000 apparaissent ainsi de nouvelles substances psychoactives… ou NPS.
Les NPS sont des drogues dont les structures moléculaires imitent celles des substances traditionnelles — qu’elles soient d’origine naturelle, comme le cannabis ou la cocaïne, ou synthétiques, comme les amphétamines, le LSD ou la MDMA. Des copies parfois mille fois plus puissantes que l’original, comme dans le cas des opiacés de synthèse, qui ravagent les États-Unis (lire « Overdoses sur ordonnance »). Concevoir des NPS s’apparente à de la recherche — on parle alors de research chemicals — et les vendeurs se défaussent en indiquant : « impropre à la consommation humaine » sur les emballages. En consommer permet de conserver un temps d’avance sur la loi — on parle alors de legal high, euphorisants légaux, un euphémisme pour indiquer que ces substances ne sont pas encore interdites.
L’originalité des NPS ne tient donc pas au S de « synthèse ». Pendant la seconde guerre mondiale, l’armée allemande agrémentait déjà de méthamphétamine les tablettes de chocolat distribuées à ses soldats. Quant au LSD, il date des années 1930. Ce qui change avec les NPS tient plutôt au N de « nouveaux » : c’est le perpétuel renouvellement de ces produits qui les caractérise. Au plus fort du phénomène, en 2014, le système d’alerte précoce (EWS) de l’Union européenne a compté… 101 nouvelles catégories ou substances, soit une tous les trois jours. C’est cette inventivité chimique qui rend ces produits aux emballages chatoyants et aux noms exotiques (depuis le pionnier Spice, un cannabinoïde de synthèse) si accessibles et en même temps si difficiles à cerner pour les autorités comme pour les usagers, incapables d’en connaître à l’avance les effets véritables. Et, quand la loi finit par en encadrer l’usage, généralement en les interdisant, les NPS basculent vers des sites souterrains, inaccessibles via Google, où ils côtoient alors les produits illicites classiques, et où l’on paie plus volontiers en bitcoins que par carte bancaire : 62 % des échanges sur les marchés des darknets (des réseaux d’anonymisation) concernent des drogues et autres composés chimiques, d’après des chiffres d’Europol (3).
Microdoses pour la créativité
En France, les hôpitaux se disent désarmés pour traiter des consommateurs de NPS de plus en plus variés. Le Réseau européen des urgences liées aux drogues (Euro-Den) estime qu’environ 15 % des consultations sont concernées. Et les histoires tragiques sont là, nombreuses, pour rappeler le danger. Celle par exemple de Maxime, diffusée récemment sur France Culture (4) : après avoir pris une goutte de NBOMe en pensant consommer du LSD, le jeune homme de 25 ans a quitté ses amis pour aller arrêter un train qui ne s’est pas arrêté.
Si le problème principal des NPS réside dans leur composition interne, qui complique leur repérage autant que leur dosage, d’autres usages des substances hallucinogènes sont possibles, qui permettent de sortir d’une concurrence chimique parfois funeste. Ainsi des microdoses de LSD ou de champignons, particulièrement en vogue dans la Silicon Valley, où elles favoriseraient la créativité tout en diminuant l’anxiété. Alors que les études sur le sujet se multiplient, le chercheur Vittorio Biancardi évoque « une véritable Renaissance psychédélique » et invite, contre tout usage productiviste, à renouer avec une tradition ancestrale (5).
(1) « D’un univers à l’autre, les drogues de passage », ASUD journal, n° 52, Paris, avril 2013.
(2) Nick Mirrof, The Washington Post, 28 janvier 2018.
(3) « Drugs and the darknet », 2017.
(4) Épisode 4 d’« Une odeur de poudre », « Les pieds sur terre », décembre 2017. Sur les NPS, écouter l’épisode 3.
(5) Chimères, n° 91, Toulouse, janvier 2017.
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/163/HENNETON/59488