Le microdosage de substances psychédéliques : bref historique et nouveaux axes de recherche, Vittorio Biancardi,

Le microdosage de substances psychédéliques : bref historique et nouveaux axes de recherche

Vittorio Biancardi

Revue CIRCE, 2019, 11, 25pp

 

Résumé

Le micro-dosage est un phénomène social de plus en plus répandu parmi la communauté des consommateurs et consommatrices des substances dites psychédéliques. Il consiste une consommation d’un dixième de la dose typique de substance (principalement LSD ou Psilocybine) de façon fréquente, deux ou trois fois par semaine, pour améliorer les capacités cognitives ou comme auto-thérapie. L’analyse de ce phénomène est actuellement très fragmentaire et inconsistante, tant du point de vue des sciences humaines que du point de vue des sciences dites «dures». L’objectif de cet article est de présenter les résultats d’un premier travail historique et ethnographique à ce propos, tout en mettant en discussion la thèse selon laquelle la consommation fréquente des petites doses de champignons hallucinogènes constitue une pratique répandue parmi les peuples traditionnellement liés à l’usage de dites substances.

Mots-clés: Microdosing, psychédélique, hallucinogène, histoire, ethnographie, Mexique

Rattaché à l’Université de Milan, Vittorio Biancardi est doctorant au CRH/EHESS. Son travail de recherche, qui relève d’une méthodologie à la fois historique et anthropologique, est axé sur l’usage à faible dose des substances dites psychédéliques.

Introduction. Qu’est-ce que le microdosage ?

Le microdosage, plus connu sous le nom anglais de microdosing, est une pratique qui s’est répandue au sein de la communauté des consommateurs de substances psychédéliques depuis quelques années. Elle consiste à ingérer de très petites doses de substances psychédéliques (dans le cas du LSD, moins de 15 microgrammes) à des fins thérapeutiques, récréatives ou productives. Le mot « psychédélique », qui signifie littéralement « qui rend l’âme manifeste », est dérivé des mots grecs psyché : âme et delóun : révéler. Son origine remonte à 1956, l’année où le psychiatre anglais Humphrey Osmond a proposé, dans une lettre adressée à l’écrivain Aldous Huxley, de l’appliquer aux nouvelles substances psychotropes qui induisent des modifications de conscience, telles que le LSD, la psilocybine et la mescaline. Ces substances sont connues aussi sous le nom d’hallucinogènes.  Cette contribution est un travail préliminaire, qui vise aussi à dresser un « état de l’art » partiel, à travers une double méthodologie, à la fois historique et anthropologique, les origines de la pratique du microdosage et à analyser sa présence au sein de différentes communautés de consommateurs, en particulier chez une communauté de consommateurs de champignons hallucinogènes, celle de Huautla de Jiménez, au Mexique, et celle des jeunes participants au mouvement de la contre-culture, selon un témoignage découvert dans une revue italienne publiée en 1971.  Tracer un historique des témoignages sur l’usage de petites doses de substances hallucinogènes servira notamment à comprendre si cette pratique du micro-dosage constitue une «habitude humaine» ou s’il s’agit d’une toute nouvelle pratique ; ce qui nous donnera peut-être des informations précieuses sur les risques connectés à ce type d’usage. Il n’existe pas de travaux quantitatifs sur le nombre total de consommateurs et sur leurs caractéristiques sociales : les substances psychédéliques font l’objet d’un regain d’intérêt scientifique depuis peu de temps.  Après une brève introduction portant sur les raisons qui ont contribué à transformer la pratique du microdosage en phénomène social, répandu à l’échelle mondiale, nous nous limiterons à un historique fragmentaire de la consommation de champignons et de LSD[1] à petites doses à partir des premiers témoignages fournis par un observateur du XVIe siècle, de ceux que nous a laissés le siècle dernier et des recherches menées sur le thème au cours des deux dernières années.

En dernier, nous essaierons de démontrer, grâce aux données fournies par un travail ethnographique, que la pratique du microdosing, terme inventé par James Fadiman indiquant une modalité (frequence, dose) de consommation spécifique, ne rentre pas dans les habitudes du peuple mazateque.

La « découverte » de James Fadiman

En 1966, la Drug Enforcement Administration (DEA), l’organisme de contrôle des stupéfiants états-unien, interdit le Diéthyllysergamide (de l’allemand Lysergsäurediethylamid, généralement abrégé en LSD ou LSD-25, une substance découverte par hasard par le chimiste suisse Albert Hofmann en 1943[2]). La LSD fait l’objet, à l’époque, d’un processus complexe de démocratisation et de politisation, évidemment impossible à gérer pour le gouvernement de Washington. Celui-ci ordonne alors de l’inscrire dans le Schedule I, la liste des substances « à fort potentiel d’abus et sans usage médical reconnu[3] ».

Dans l’introduction du quinzième chapitre d’un livre publié en 2011 sous le titre The Psychedelic Explorer’s Guide, le psychologue états-unien James Fadiman affirmait que, consommé à petites doses[4], la LSD pourrait entraîner des bénefices d’ordre psychique[5],  tout en ayant le même effet qu’un stimulateur cognitif[6] (en anglais, cognitive enhancer). Après l’ingestion d’une très petite dose, selon Fadiman, le consommateur ne ressentirait pas les effets collatéraux qui accompagnent une dose normale de la même substance comme, par exemple, la distorsion des sens et de la perception ou encore la dépersonnalisation:

« Certaines consommations de LSD sont encore très loin d’être détectées. Les plus fascinantes de ces consommations sont les doses inférieures au seuil de la perception d’à peu près 10 microgrammes. En si petite quantité, le LSD agit comme un stimulant cognitif, mais sans les effets secondaires des plus grandes doses […] « Lorsque les gens prennent une quantité inférieure au seuil de perception – dans le cas du LSD, à peu près 10 microgrammes (que l’on appelle aussi une microdose, une sous-dose ou un « tener ») – les effets sensoriels courants associés aux doses supérieures de LSD ou de psilocybe – une lueur ou une étincelle sur les bords des êtres vivants, un entrelacement sensoriel comme le fait d’entendre en couleur ou de goûter la musique et un décloisonnement des frontières de l’ego – n’apparaissent pas[7]. »

Fadiman cite alors plusieurs témoignages sur les effets produits par les microdoses sur les capacités créatives des consommateurs[8]. Le psychologue américain s’est intéressé toute sa vie aux effets des substances psychédéliques sur la psyché, et en particulier sur la façon dont elles influencent un trait humain qui reste très difficile à définir : la créativité.

C’est en 1966, dans un contexte social dominé par la peur des effets imprevisibles de la LSD, que James Fadiman reçoit une lettre d’apparence officielle, signée par la DEA, lui enjoignant, ainsi qu’à son équipe, d’arrêter immédiatement leurs recherches : Fadiman n’a ensuite plus jamais administré de la LSD a un patient. Son travail portait alors en particulier sur le professional problem solving : c’est-à-dire sur la question de savoir si et comment l’ingestion d’une dose normale d’acide lysergique produisait un stimulant positif sur la capacité à résoudre des problèmes de différentes natures dans le domaine professionnel[9].

Le microdosage de substances psychédéliques : bref historique et nouveaux axes de recherche