Pour la justice européenne, le CBD n’est pas un « stupéfiant » et ne peut être interdit en France
https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/11/20/pour-la-justice-europeenne-le-cbd-n-est-pas-un-stupefiant-et-ne-peut-etre-interdit-en-france_6060433_3224.html?xtor=EPR-32280629-[a-la-une]-20201120-[zone_edito_2_titre_2]
La prohibition du cannabidiol, molécule aux effets relaxants présente dans la plante de cannabis, ne peut être justifiée que par un risque pour la santé publique « suffisamment établi », estime la Cour de justice de l’Union européenne.
Dans la vive bataille juridique qui se joue depuis des années autour du « CBD » (cannabidiol), une molécule présente dans le chanvre, l’arrêt que vient de prendre la justice européenne devrait faire date. « Une décision historique », « un changement de paradigme », « une portée phénoménale »… ont réagi les juristes et les défenseurs de cette substance consommée pour son effet relaxant, mais dont la légalité fait régulièrement l’objet de polémiques en France, avec un cadre de commercialisation aux contours flous.
Dans son arrêt rendu public jeudi 19 novembre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) juge illégale l’interdiction de la commercialisation du CBD en France. « Un Etat membre ne peut interdire la commercialisation du cannabidiol légalement produit dans un autre Etat membre », écrit-elle dans un communiqué. Et ce, quand bien même ce CBD « est extrait de la plante de Cannabis sativa [chanvre] dans son intégralité et non de ses seules fibres et graines ».
Pas d’effets psychotropes
La nuance a son importance, puisqu’elle écarte de facto la réglementation appliquée par l’Etat français : d’après une circulaire prise en 2018, seules les fibres et les graines de la plante de chanvre peuvent faire l’objet d’une utilisation – l’essentiel du CBD se trouve ailleurs, dans la fleur de la plante.
Le CBD fait partie des centaines de cannabinoïdes présents dans le cannabis, mais à l’inverse du principe actif le plus connu de la plante, le « THC » aux effets euphorisants, il n’a pas d’effets psychotropes.
La décision de la juridiction européenne était attendue de longue date : elle avait été saisie, en 2018, par la cour d’appel d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), qui s’interrogeait sur la compatibilité des droits français et européen, après avoir été appelée à se prononcer dans l’affaire Kanavape, du nom d’une cigarette électronique au CBD lancée en 2014. Les deux concepteurs marseillais de l’entreprise, fermée depuis, Antonin Cohen et Sébastien Béguerie, avaient été condamnés, en première instance devant le tribunal correctionnel de Marseille, à quinze mois et dix-huit mois de prison avec sursis et à une amende de 10 000 euros. Le CBD qu’ils vendaient était produit en République tchèque, à partir de plants de chanvre cultivés légalement et utilisés dans leur intégralité, feuilles et fleurs incluses, avant d’être importés en France et conditionnés dans des cartouches de cigarette électronique.
« C’est une étape importante, réagit, soulagé, Antonin Cohen, aujourd’hui à la tête d’une autre entreprise domiciliée en Angleterre, Harmony, commercialisant des produits à base de CBD, et membre du Syndicat du chanvre. Cela doit permettre enfin de garantir la sécurité des consommateurs et de l’industrie du CBD ; la France a pris beaucoup de retard, l’absence de réglementation claire empêche un développement du marché de façon sécurisée. »
« Aucun risque avéré pour la santé publique »
Dans son arrêt du 19 novembre, la juridiction européenne vient trancher une question-clé : le CBD ne « peut être considéré comme un stupéfiant », estime-t-elle, car cette molécule n’a pas, « d’après l’état actuel des connaissances scientifiques », « d’effet psychotrope ni d’effet nocif sur la santé humaine ». Impossible dès lors de lui appliquer un autre régime que celui de « la libre circulation des marchandises » de l’UE.
Seule exception possible : son interdiction peut être justifiée par un « objectif de protection de la santé publique ». Il reviendra à une juridiction nationale de l’apprécier. Mais la Cour européenne vient d’emblée encadrer cette possibilité : d’un côté, si l’Etat français autorise le CBD « synthétique », comme c’est le cas aujourd’hui, il ne saurait justifier de réserver un sort différent à la molécule extraite directement du chanvre, de manière naturelle. D’autre part, le risque pour la santé publique doit être « suffisamment établi », et ne peut être « fondé sur des considérations purement hypothétiques ».
Autrement dit, « la Cour ne laisse pas véritablement de marge de manœuvre, estime Yann Bisiou, enseignant-chercheur à l’université Paul-Valéry à Montpellier et spécialiste du droit de la drogue. Que ce soit l’Agence nationale de sécurité du médicament ou l’Organisation mondiale de la santé, les positions sont les mêmes : il n’y a aucun risque avéré pour la santé publique avec le CBD ». Difficile dès lors, d’après le juriste, d’imaginer une juridiction française bloquer encore la commercialisation du CBD en s’appuyant sur cette exception.
En 2018, le marché du CBD a connu une brusque progression : en quelques mois à peine, des dizaines de boutiques spécialisées se sont ouvertes à travers la France, commercialisant des huiles, des produits alimentaires, des cosmétiques… Sur le terrain, les politiques locales sont hétérogènes, certains procureurs tolérant ces structures sous certaines conditions, d’autres choisissant d’engager des poursuites pénales.
« Peur irrationnelle »
« Cet arrêt est une très bonne nouvelle, réagit Jean-Baptiste Moreau, député La République en marche de la Creuse, et rapporteur de la mission sur le cannabis à l’Assemblée nationale. Maintenant il faut faire évoluer la législation au plus vite, il est incompréhensible qu’on s’arc-boute encore sur une réglementation qui repose seulement sur cette peur irrationnelle de tout ce qui peut concerner le cannabis. » L’élu, également agriculteur, insiste bien sur la distinction à faire entre la question du CBD et celle de « la légalisation du “pétard” » : « Cela n’a rien à voir. »
Le parlementaire veut faire une proposition d’évolution réglementaire dans le cadre d’un rapport sur le CBD qu’il doit remettre pour la mission d’information, d’ici à décembre. « Sinon, on va juste continuer à regarder passer les trains, insiste-t-il. Sans pouvoir lancer de production chez nous, alors qu’il est certain qu’on sera obligé d’accepter les importations de CBD venant d’autres pays européens. »