Régulation du cannabis: que nous apprennent les expériences étrangères ?
Pierre-Yves Geoffard, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, directeur d’études à l’EHESS
Gérald Darmanin a tort de ne pas se fier aux enquêtes statistiques. Il y apprendrait que sa « guerre à la drogue » ne semble pas avoir beaucoup perturbé les filières illicites et que pour limiter les trafics, une légalisation, même imparfaite, est préférable à la prohibition.
Ainsi donc, un ministre de l’intérieur a déclaré, dans un entretien écrit que ses services ont probablement relu avec attention avant publication : «J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing.» Fait exceptionnel, cette attaque d’un ministre contre la statistique publique a reçu une réponse du directeur général de l’Insee : dans un message posté sur LinkedIn, celui-ci invite tout un chacun à se faire sa propre idée de l’utilité de ces enquêtes, dont la méthodologie et les résultats sont transparents, et rappelle également avec malice que la statistique publique peut également fournir à qui le souhaite d’autres informations très utiles, comme le nombre de bouchers en activité à Tourcoing.
Ce n’est pas seulement sur l’évolution de la délinquance que Gérald Darmanin refuse de prêter foi aux études statistiques : sa politique actuelle de «guerre à la drogue» est également peu éclairée par les connaissances acquises, en France ou ailleurs dans le monde, notamment sur le cannabis. Naturellement, dans les pays comme le nôtre où la production, la vente et la consommation de cannabis restent interdites, il est difficile d’obtenir des chiffres fiables, en particulier sur les quantités. Cependant, les prix de vente sont assez bien connus, et leur évolution est suivie, avec un niveau de détail très fin. Il est ainsi possible d’observer que le premier confinement du printemps 2020 a coïncidé avec une hausse sensible des prix de détail. Une enquête de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies confirme cette hausse des prix, et note également une stabilité des quantités consommées dissimulant une modification des usages, les consommateurs réguliers ayant eu tendance à augmenter leur consommation, alors que les usagers occasionnels la réduisaient. La hausse du prix est sans doute induite par la désorganisation de certaines filières d’approvisionnement illicites, fortement perturbées par le confinement : sur un marché, qu’il soit licite ou non, lorsque l’offre baisse et que la demande reste stable, le prix augmente.
Cette leçon assez simple de l’analyse économique permettrait également de suivre les effets de la «guerre à la drogue». La communication du ministère de l’Intérieur est abondante et régulière sur les chiffres des saisies. Ces saisies, importantes, ne représentent cependant qu’une faible part des ventes totales. Si l’intensification récente de la lutte contre les trafics était un succès, elle conduirait à une baisse sensible de l’offre, et donc à une hausse des prix. Pourtant, les observations des prix ne montrent pas de hausse notable dans les derniers mois, ce qui laisse penser que l’offre est peu perturbée par le redoublement de l’activité policière : des points de vente démantelés se recréent rapidement, parfois au même endroit, après seulement quelques semaines. En outre, les ventes via Internet, jusqu’ici relativement marginales, semblent également se développer.
L’observation du marché est naturellement bien plus aisée lorsque celui-ci est licite et régulé. Pour mieux surveiller l’évolution de la consommation induite par la légalisation, le Canada a renforcé son appareil statistique et a pu ainsi observer une baisse de la consommation des mineurs, ce qui était l’objectif premier de la légalisation ; par ailleurs, la part du marché illicite baisse régulièrement, et représente désormais moins de la moitié des ventes totales. C’est encore trop, car le démantèlement des trafics est nécessaire pour assécher une offre accessible aux plus jeunes. Au Colorado, le trafic a baissé plus rapidement après la légalisation : l’organisation très concurrentielle du secteur, associée à des taxes plutôt modérées, a entraîné une très forte baisse des prix légaux, à laquelle les trafiquants n’ont pas pu répondre. En revanche l’Uruguay, autre pays pionner de la légalisation du cannabis, a tenté de promouvoir les petites exploitations en encadrant fortement l’offre légale des plus gros producteurs ; la demande, qui reste nettement supérieure à la production légale, continue à nourrir les trafics.
Ces leçons permettraient au ministre de l’intérieur, s’il souhaitait élargir son regard au-delà des boucheries tourquennoises, d’apprendre des expériences étrangères de légalisation du cannabis. Ces expériences sont diverses et permettent aussi d’identifier certaines erreurs à ne pas commettre. Cependant, le constat est unanime : même une légalisation imparfaite est préférable à la prohibition ; avec pour certains près de dix ans de recul, aucun Etat, aucun pays qui s’est engagé dans la régulation légale du cannabis n’envisage de revenir en arrière.