Le cannabis médical en France
Dr Bertrand Lebeau, 2014
La situation qui prévaut en France en matière de cannabis médical est profondément paradoxale. D’un côté, les pouvoirs publics font preuve d’une grande pusillanimité et l’on peut dire, sans esprit polémique, que notre pays se situe nettement en queue de peloton en Europe. Ainsi 17 pays européens nous ont précédé avant que la ministre française de la Santé, Marisol Touraine, demande en 2013 à l’instance en charge de ce type de dossier, l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM), d’examiner la possibilité d’une Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) pour le Sativex (1).
De l’autre côté, des groupes activistes constitués de malades présentant parfois des pathologies très lourdes s’organisent pour avoir accès à du cannabis de qualité médicale (2).
Même s’il ne faut pas confondre cannabis médical et cannabis récréatif, il faut noter qu’en France le niveau de consommation de ce dernier est l’un des plus élevés d’Europe. Cette situation soulève de nombreuses questions comme la précocité actuelle des usages mais ce n’est pas l’objet de cet article. Et comme les politiques ne veulent pas ouvrir la boite de Pandore de la loi de 1970 qui définit le cadre de la politique française en matière de drogues, le fossé s’élargit entre ce que disent les responsables et ce que font certains secteurs de l’opinion publique concernés par les utilisations du cannabis à des fins médicales.
Quant à l’opinion publique dans son ensemble, elle a beaucoup changé ces vingt dernières années : tandis que la « théorie de l’escalade » recule à chaque enquête, la dangerosité du cannabis se situe désormais très bas, derrière l’alcool et le tabac et l’idée d’utiliser le cannabis a des fins thérapeutiques n’apparaît plus comme scandaleuse.
Dans les milieux savants, les opposants sont désormais minoritaires (3). En mars 2014, une violente polémique a secoué les milieux médicaux après que l’Académie Nationale de Médecine (ANM) ait publié un rapport dénonçant l’épidémie de consommation de cannabis parmi les jeunes et appelé à des mesures répressives. Par ailleurs, dans un communiqué (14 janvier 2014) l’ANM avait fait connaître ses très grandes réticences à l’utilisation du Sativex pour soulager les contractures douloureuses de la sclérose en plaque.
Le décor une fois planté, entrons plus en détail dans les arcanes de l’administration française dont la réputation n’est plus à faire. L’article R.5181 du 28 novembre 1956 du CSP (Code de Santé Publique) interdit toute utilisation du cannabis à des fins médicales. Cette date ne doit rien au hasard : c’est l’année où le Maroc acquiert son indépendance. Deux ans auparavant la Régie française des kifs et tabacs créée en 1906 et qui, pendant un demi-siècle a promu et vendu du kif au Maroc, disparaît. Il n’est donc plus interdit d’interdire… le cannabis !
Cette version de l’article ne sera modifiée que le 31 décembre 1988 puis quatre autres fois jusqu’à la version du 8 août 2004. En effet, en juin 2001, Bernard Kouchner, qui avait fait de la lutte contre la douleur un axe fort de sa politique, annonce qu’il est favorable aux utilisations médicales du cannabis et des cannabinoïdes et charge l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS), ancêtre de l’ANSM, du dossier. Que se passe-t-il alors ? Une nouvelle version de l’article, en date du 8 août 2004, est rédigée. Le diable se cachant dans les détails, ce texte interdit toujours le cannabis et ses dérivés à des fins médicales mais, et c’est la nouveauté, à l’exception du THC de synthèse. Le détail, c’est « de synthèse ».
L’Afssaps met en place une ATU (Autorisation Temporaire d’Utilisation) pour le Marinol (dronabinol), un THC de synthèse précisément, et qui se présente sous la forme de gélules dosées à 2,5 mg, 5 mg et 10 mg. Habituellement, une ATU concerne des médicaments qui n’ont pas encore d’AMM mais qui pourraient déjà être utiles à certains patients. Ainsi, dans le cadre du sida, où les avancées thérapeutiques sont constantes, de nombreux médicaments disposent d’ATU « de cohorte », c’est à dire pour un nombre plus ou moins important de patients. Mais il existe une autre ATU, bien plus contraignante, l’ATU dite « nominative » : après examen du dossier concernant un seul patient et pour une période limitée, l’Afssaps donnait ou ne donnait pas d’autorisation.
Il y avait deux manières de mettre en œuvre cette ATU nominative. La première aurait consisté à donner un minimum d’informations sur son existence aux médecins hospitaliers, seuls habilités à prescrire et aux pharmaciens hospitaliers seuls habilités à délivrer. A élaborer et rendre publique une liste de maladies dont cette ATU pouvait éventuellement relever. A faciliter, autant qu’il était possible, le travail des prescripteurs tant ces dossiers d’ATU nominative sont chronophages.
C’est l’exact contraire qui fut fait : absence de publicité, caractère opaque des décisions (souvent négatives), demandes concernant l’ensemble des médicaments dont le patient avait déjà bénéficié voire bibliographie qui justifie l’indication. Autant dire que le dispositif visait à décourager les (rares) prescripteurs. Il y parvint parfaitement : en dix ans une centaine d’ATU nominatives de Marinol fut attribuée…
Naïvement, certains tentèrent de savoir pourquoi un autre médicament, le Sativex, dont on parle tant en France aujourd’hui, ne pouvait pas être prescrit, même dans le cadre contraint de l’ATU nominative. Contrairement au Marinol, il associe deux cannabinoïdes, le THC, principe psychoactif du cannabis et le Cannabidiol (CBD) qui n’est pas psychoactif. La raison de cette association est que le THC seul provoque souvent une anxiété que vient heureusement contrebalancer le CBD. La raison du refus de l’Afssaps était simple mais habituellement ignorée tant l’affaire avait été habilement ficelée : seul le THC de SYNTHESE, comme l’indiquait la version du 8 août 2004, pouvait être prescrit. Or le THC et le CBD du Sativex sont des cannabinoïdes NATURELS c’est à dire extraits de la plante. De plus le CBD, bien que n’étant pas psychoactif, était exclu de l’ATU ! Et voilà pourquoi votre fille est muette !
En février 2013, Marisol Touraine fit connaître son intérêt pour le Sativex et confia à l’ANSM, qui avait succédé à la défunte Afssaps trop compromise dans le scandale du Mediator (4), le soin de mettre en œuvre les conditions d’une AMM pour ce médicament. Le décret du 5 juin 2013 abrogea donc l’article R.5181 du CSP qui, depuis 57 ans, interdisait l’utilisation du cannabis en médecine. L’avenir dure longtemps.
Quelle est la morale de cette histoire ? Tout d’abord, on se demande bien pourquoi ce n’est pas Bernard Kouchner, signataire de l’appel du 18 joint de 1976 et sensible à l’utilisation du cannabis dans la douleur, qui a abrogé l’article qui bloquait tout. Ensuite, et l’essentiel est là, on peut poser la question suivante : l’AMM du Sativex ouvre-t-elle enfin de vraies perspectives pour le cannabis médical, tant sur le plan de la recherche clinique que des indications ou est-on face à une nouvelle usine à gaz qui permettra, tout comme l’ATU nominative du Marinol, de geler la situation pour les dix prochaines années ?
Le Sativex n’a actuellement en Europe qu’une seule indication : les contractures douloureuses de la sclérose en plaques et en deuxième intention, c’est à dire après que les autres traitements aient échoué. En France, seuls des neurologues hospitaliers pourront prescrire le Sativex à des patients adultes avec la possibilité de déléguer la prescription au médecin traitant entre deux consultations hospitalières. Le médicament qui aura le statut de stupéfiant et dont l’autorisation de prescription sera renouvelée tous les six mois pourra être délivré en pharmacie de ville (5). Sans entrer dans les détails, le Sativex sera cher, très cher (6).
Mais les recherches se poursuivent en Europe pour d’autres indications du Sativex en particulier dans les douleurs cancéreuses, actuellement en phase 3 d’essais cliniques c’est à dire à un stade avancé. Notre beau pays étendra-t-il, au terme du processus, l’indication du Sativex ? D’une manière plus générale, se contentera-t-il d’un service minimum en queue de peloton ou participera-t-il, sans avoir peur de son ombre, à l’aventure du cannabis et des cannabinoïdes en médecine ? Une déclaration du Ministère de la Santé et rapportée par Le Monde du 9 janvier 2014 n’est, à cet égard, pas rassurante : « « Il ne s’agit pas de légalisation du cannabis thérapeutique » (…) juste d’une autorisation accordée à un médicament. » On n’est pas rendu ! Espérons que le Ministère fera preuve d’un peu de courage et l’ANSM d’un peu plus de transparence ce qui est, nous le reconnaissons, lui demander déjà beaucoup.
En attendant, quelque chose d’important a changé. Personne ou presque n’avait entendu parler de l’ATU nominative Marinol. A l’inverse, la presse s’est largement fait l’écho de l’AMM Sativex qui deviendra bientôt un médicament à part entière même entouré d’un luxe de précautions en termes de prescription et de délivrance et d’un plan de gestion de risques (PGR) en béton. Si l’on ajoute à ce tableau, la vitalité nouvelle des associations de patients, on peut dire que la France, lentement mais sûrement, est entrain de rejoindre le mainstream européen. Prochaine étape : le bedrocan. C’est pas (encore) gagné !
Dr Bertrand Lebeau
(1)Le ministère de la Santé français vient de faire savoir que le Sativex, un spray sublingual contenant du THC (tétrahydrocannabinol) et du CBD (cannabidiol) avait obtenu une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) en France. Ce spray, mis au point par la société britannique GW Pharmaceuticals à la fin des années 90 et commercialisé au Royaume-Uni en 2005, est déjà présent dans 23 pays dont 17 en Europe. Il pourrait être prescrit de manière très restrictive en France à partir de 2015 dans les contractures douloureuses de la sclérose en plaques.
(2) Ainsi l’association « Principes actifs », www.principesactifs.org
(3) « Faut-il dépénaliser le cannabis ? », Jean Costentin contre Alain Rigaud et Laurent Appel, médiatrice Ivana Obradovic, le muscadier, 2003
(4) Le Mediator (benfluorex) était un médicament des laboratoires français Servier (dont le fondateur est mort en avril 2014) indiqué dans le diabète de type 2 ou diabète gras. Mais il était souvent prescrit comme coupe-faim. Au moins deux millions de personnes ont reçu du Mediator depuis 1976. Il fait partie de la famille des fenfluramines qui furent toutes retirées du marché en raison de leur toxicité pour les valves cardiaques. La France fut le dernier pays à retirer le Mediator du marché en 2009. Le nombre de décès reste imprécis entre 500 et 2000 sans compter les patients vivants atteints de valvulopathies. A l’heure où ces lignes sont écrites, le procès de cet énorme scandale n’a pas encore eu lieu. Une pneumologue, le docteur Irène Frachon, fut la courageuse lanceuse d’alerte face à un laboratoire qui avait alors le bras long.
(5) L’AMM obtenue, restent trois étapes à franchir. Celle de la Commission de la Transparence de la Haute Autorité de Santé (HAS) qui déterminera le Service Médical Rendu (SMR). Le SMR permettra au Comité Economique des Produits de Santé (CEPS) de fixer le prix du médicament. Enfin, l’Union Nationale des Caisses d’Assurance Maladie (UNCAM) déterminera le niveau de remboursement. Au terme de ce processus, le Sativex pourrait être prescrit à partir du début 2015. Comme je vous le dis !
(6) La question du prix du Sativex a été l’occasion d’un bras de fer entre GW Pharmaceuticals et Almirall, un laboratoire espagnol qui commercialise le Sativex en Europe continentale. Puis d’âpres négociations entre Almirall et la Sécurité Sociale allemande. L’Ansm considère que le Sativex concernera 2000 patients, Almirall, 5000. Il n’est pas impossible que cette question du prix soit l’occasion de relations tendues entre les acteurs français du médicament et le laboratoire espagnol.