Addiction au cannabis, confinement et détention, Jean Michel Delile et al., Fédération Addiction, mars 2020

Addiction au cannabis, confinement et détention

Jean Michel Delile, David Saint Vincent, Laurent Michel, Patrick Veteau

Fédération Addiction, mars 2020

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Cannabis et dépendance

Longtemps, beaucoup ont pensé que le cannabis n’était pas une drogue (dangereuse), ou alors seulement une drogue « douce », au sens où il n’entrainait pas de syndrome physique de manque, à la différence de l’alcool, des opiacés ou des benzodiazépines… Il a fallu beaucoup de temps aux usagers et aux médecins pour réaliser que l’évidence de la souffrance des patients démontrait que la clef de l’addiction en tant que trouble était plus dans le désir/besoin irrépressible de consommer que dans le syndrome physique de sevrage (évolution entérinée en 1987 dans le DSM-III-R). On peut être dépendant (cannabis, cocaïne, jeu…) sans syndrome physique de sevrage (même si sa présence est bien sûr un facteur aggravant). En revanche l’addiction se traduit toujours par un malaise, un manque, à toute tentative d’arrêt, de sevrage, le cerveau souffre et l’exprime par des symptômes généraux comme on peut l’observer par exemple avec le tabac : nervosité, tension, agitation, irritabilité, troubles du sommeil… C’est le cas aussi avec le cannabis et cela est reconnu dans les classifications internationales depuis le DSM 5 (2013).

La dépendance au cannabis a donc longtemps été contestée, mais les données actuelles indiquent qu’environ 10 % des expérimentateurs de cannabis en deviennent dépendants. C’est le cas de plus de 16 % de ceux qui ont commencé pendant l’adolescence et d’environ 50 % des usagers quotidiens. Cette addiction se manifeste également par un syndrome de sevrage actuellement bien identifié 1 qui se traduit notamment par des symptômes d’irritabilité, d’insomnie, de dysphorie, d’anxiété et de craving (besoin irrépressible de consommer).

Ces symptômes rendent le sevrage difficile et sont autant de facteurs de rechute. Sans doute du fait que le neurodéveloppement est particulièrement actif pendant l’adolescence, l’exposition précoce à des cannabinoïdes exogènes pendant cette période accroît ce risque de dépendance (un usager sur 6 ayant débuté pendant l’adolescence sera dépendant à 24 ans) ainsi que le risque d’usage et de dépendance à d’autres drogues addictives. Chez les dépendants du cannabis, la dépendance a mis 5 ans en moyenne à s’installer contre 10 ans pour l’alcool, c’est ainsi que la plupart des personnes dépendantes du cannabis le sont devenus tôt, avant 25 ans. Plus on commence tôt, plus le risque est important de s’accrocher vite : ceux qui ont commencé pendant l’adolescence ont 2 à 4 fois plus de risques de devenir dépendants dans les 2 ans qui suivent le 1er usage 2.

Les personnes présentant des parcours individuels et familiaux chaotiques et des vulnérabilités psycho-sociales importantes sont plus à risque de devenir dépendantes du cannabis. Elles sont plus à risques également et pour les mêmes raisons (trajectoires de rupture, d’abandon, de maltraitance, de placements, de foyers de l’enfance…) de présenter une certaine impulsivité, des troubles des conduites, un mauvais niveau scolaire, etc. Elles sont donc particulièrement nombreuses à présenter aussi un risque accru de conduites délinquantes, de mesures PJJ et d’entrée, pour certaines, dans le monde pénitentiaire. Il est donc compréhensible que, déjà élevée en population générale, la prévalence des troubles de l’usage de cannabis soit encore supérieure en détention, notamment chez les mineurs, et donc dans un contexte où du fait de l’enfermement et de l’arrêt des visites, les syndromes de sevrage peuvent se développer plus vite et plus sévèrement qu’ailleurs.

1 Gorelick D.A. et al. : Diagnostic Criteria for Cannabis Withdrawal Syndrome, Drug and Alcohol Dependence, 2012, 123, (1-3), 141-147.
2 Delile J.M., Couteron J.P. : Cannabis et santé, Pratiques en santé mentale, 2017, 2, 9-14

Dépendance et confinement :

S’il en était encore besoin, l’inquiétude de beaucoup de nos patients, l’émotion voire même l’agitation actuelle dans les foyers pour jeunes et adolescents ou dans les lieux de privation de liberté confirment bien que la dépendance au cannabis et donc les syndromes de sevrage existent bel et bien ! Dorénavant, le présent nous frappe et le confinement pour tous, l’enfermement pour certains posent avec une nouvelle acuité l’éternel problème de l’addict : gérer sa dépendance dans un contexte de crainte de pénurie. La réponse peut paraitre simple : il suffit d’arrêter. On pourrait se dire « Très bien, à quelque chose malheur est bon, cela va au moins les aider, les forcer à décrocher ». Cette idée réactive le mythe du « Ce n’est qu’une histoire de volonté » et de la prohibition comme solution. Le confinement dès lors en deviendrait l’instrument, une sorte d’abstinence obligée grâce à une claustration salvatrice.

Mais le trouble de l’usage (la « dépendance »), y compris avec le cannabis, n’est précisément plus affaire de volonté et, même après une période d’abstinence contrainte de quelques mois, la rechute est quasiment assurée à l’issue, si on n’a pas saisi avec l’usager cette occasion de mobilisation et de changement. Dans ce cas, il nous semble donc prioritaire d’assurer la continuité de l’accompagnement et des soins, y compris sur un plan de réduction des risques (RDR) et y compris en milieu pénitentiaire. Il faut par exemple soutenir une garantie d’approvisionnement en produits de dépendance légaux (tabac), en traitements de substitution (TSN, opiacés) mais aussi être en mesure d’aider ceux qui le souhaitent à réduire ou à arrêter en accompagnant leur sevrage (notamment de produits illicites comme le cannabis).

Cela repose sur un constat pragmatique : l’angoisse cardinale de l’addict est celle du manque. Et l’angoisse, le stress sont les moteurs essentiels du besoin irrépressible de consommer, du « craving », a fortiori dans un contexte général d’angoisses collectives liées au COVID encore amplifié par la promiscuité et la violence de la détention.

Cette situation d’angoisse du manque est donc non seulement à calmer en soi pour apaiser le patient mais aussi pour réduire l’intensité du craving et donc les risques de débordements, d’agressivité, de troubles du comportement, de violences, de prises de risques, d’overdoses, etc. Concernant le cannabis et à défaut de produits de substitution, il convient donc à tout le moins d’accompagner le sevrage et d’apaiser l’intensité du syndrome de manque au cannabis.

Même en l’absence de moyens d’intervention radicalement efficaces, cette base de réassurance relationnelle et de soutien noue une alliance thérapeutique avec l’usager qui, au-delà des enjeux immédiats d’apaisement, peut l’inviter à réfléchir à sa situation de dépendance ou de perte de contrôle, à remettre en question son assujettissement à un produit en un temps où se pose la question de l’essentiel et donc à prévenir les risques de rechute ultérieure. Nous aurons d’autant plus de chances de les accompagner sur ce chemin que nous aurons été à leurs côtés, bienveillants, au moment où l’angoisse du manque était prévalente.

En détention :

Au stress général lié au milieu carcéral, s’ajoutent dorénavant celui lié aux suspensions des promenades, des parloirs, des activités et celui du sevrage forcé. A l’angoisse générale d’être touchés par l’épidémie COVID 19, s’ajoutent également, il ne faut pas le négliger, les inquiétudes des détenus par rapport à leur entourage pour lequel ils ne peuvent rien, avec un douloureux sentiment d’éloignement et d’impuissance. Autant de sources de tensions prévisibles…

Concernant celles liées au sevrage de cannabis, les professionnels de santé des USMP et des SMPR ont un rôle essentiel à jouer en accompagnant les personnes dépendantes. Il ne s’agit pas de répondre à une commande de régulation sociale mais bel et bien d’accompagner des patients présentant un réel syndrome que l’on doit reconnaître et que l’on peut apaiser.

Le sevrage de cannabis est certes durable mais moyennement intense, il peut être pénible surtout dans ces circonstances particulières mais n’est pas dangereux. Si le cannabis a des effets immédiats plutôt sédatifs, utilisé régulièrement il devient plutôt anxiogène en chronique et aggrave le problème qu’il est censé amortir… Il y a donc de réels bénéfices à arrêter. Les circonstances dramatiques actuelles sont après tout une occasion d’en faire l’expérience, de soutenir ce déclencheur motivationnel.

D’autant que des moyens existent d’apaiser le syndrome de manque et en tout premier lieu le simple fait de l’authentifier, d’y être attentif, de le reconnaître au lieu de le nier en affirmant que c’est une simple affaire de volonté. Dans bien des cas, sur la base cette alliance, un simple accompagnement de soutien peut suffire.

Pour les situations les plus difficiles, il peut être envisagé de prescrire des traitements symptomatiques visant à apaiser tension intérieure, irritabilité, troubles du sommeil … (benzodiazépines et/ou somnifères sur 2 semaines ou en cas de difficultés de prescrire ce type de médicaments en détention : neuroleptiques sédatifs mineurs). Peu de médicaments semblent avoir un effet durable sur la dépendance au cannabis elle-même :
https://www.cochrane.org/fr/CD008940/ADDICTN_medicaments-pour-le-traitement-de-la-dependance-au-cannabis

Quelques pistes intéressantes avec la N-acétylcystéine et la gabapentine. En revanche peu de données probantes avec les préparations à base de THC ou de CBD.

Mais fondamentalement, plus on donnera le sentiment aux personnes qu’on est attentif à ce réel problème et qu’on est prêt à les accompagner pour les aider à trouver des solutions efficaces, plus cela aura un effet apaisant sur le craving et cela réduira les risques de troubles des comportements.

Conduite à tenir préconisée :

• Accueillir les sujets se plaignant de manifestations de sevrage

• Evaluer la situation avec eux, si besoin en se référant aux critères officiels DSM5 de sevrage cannabique

o Tenir compte dans l’expression des manifestations de la situation particulière de privation en détention liées au COVID 19 (absence de parloirs, de nouvelles extérieures, angoisse pour les proches, inactivité…)

o Informer de l’évolution habituelle des manifestations (en règle générale 1 à 2 semaines)

• Proposer un soutien

o Prescription éventuelle de substituts nicotiniques

o Evaluer avec le détenu la pertinence de prescrire un anxiolytique ou hypnotique, particulièrement en cas de comorbidité psychiatrique et l’informer le cas échéant de la durée limitée du traitement

o Proposer un suivi régulier

 

Jean-Michel Delile,
Président de la Fédération Addiction
Et les administrateurs référents du thème « Santé Justice » :
David Saint Vincent, Directeur de La Passerelle
Laurent Michel, Directeur Médical à la Croix Rouge Française
Patrick Veteau, Directeur de l’Atre