Ayahuasca : l’importance du cadre et de l’intention lors de prise de psychédéliques
Jean-Charles Bernard
Psychotropes, 2016, 2, Vol. 22, pages 81 à 100
ISSN 1245-2092, ISBN 9782807390485
Résumé : La boisson amazonienne ayahuasca génère de profonds états modifiés de conscience et s’ingère “traditionnellement” lors de rituels dans un but précis : apprentissage, guérison, divination… Le sens de l’expérience est consubstantiel au rituel dans la culture chamanique où l’accès au “monde-autre” appartient au champ des possibles. La globalisation de cette boisson a vu naître de nouveaux usages, tout d’abord dans les religions de l’ayahuasca au Brésil et dans les centres néo-psychothérapiques en Amérique du Sud, puis en “Occident” où de nouvelles intentions sont à l’oeuvre : aide artistique, recherche médicale, développement personnel… mais aussi “prises sauvages” décontextualisées, sans but, où le cadre est inexistant et l’expérience ne peut prendre sens. Cette illustration transculturelle de l’importance du cadre lors de la prise de substance psychédélique pointe la nécessité d’un cadre minimum de sécurité et questionne la réponse législative actuelle.
Mots clés : ayahuasca, psychédélique, états modifiés de conscience, intention, cadre, transculturel, set, setting, phénoménologie, rituel
Introduction
L’ayahuasca, boisson amazonienne psychédélique, est ingérée “traditionnellement” dans un cadre chamanique, principalement à des fins thérapeutiques, d’apprentissage ou de divination. De nouveaux usages ont vu le jour suite à sa migration dans le monde globalisé. Les réponses législatives ambivalentes reflètent la difficulté d’appréhender l’expérience par sa seule chimie : le cadre de la prise (et notamment l’intentionnalité de la personne) influe grandement l’expérience d’état modifié de conscience et le sens qui peut en découler.
Origines de l’ayahuasca et sens rituel
Originaire d’Amazonie, l’ayahuasca est une substance psychédélique ingérée dans un cadre rituel chamanique.
L’ayahuasca, substance psychédélique
L’ayahuasca est une décoction (ou plus rarement une macération) de deux ou plusieurs plantes d’Amazonie, le plus souvent une liane grimpante (Banisteriopsis caapi) – également appelée ayahuasca – et les feuilles d’une plante vivace (Psychotria viridis). Ayahuasca signifie littéralement en langue quechua “corde des cadavres” (ou “liane amère” pour ayaqhuaska), quelquefois hâtivement traduit par “liane des esprits” ou “liane des morts” (Deshayes, 2004). Dans cet article et sauf mention contraire, le mot ayahuasca se réfère à la boisson (et non à la liane seule). Également appelée yagé (langue tukano), natem (langue jivaro), caapi (langue tupi), daime et hoasca (usages religieux brésiliens) ou cha (“thé” au Brésil), la boisson ayahuasca est une substance psychédélique.
Les feuilles de Psychotria viridis contiennent, entre autres, la molécule psychédélique DMT (Di-Méthyl-Triptamine), présente en dose infime à l’état naturel dans des plantes et notre glande pinéale (Strassman, 2005 [2001]). Si elle est ingérée seule par voie orale, la DMT est inactivée par les enzymes de l’estomac MAO (Mono-Amine Oxydase). Cependant, la liane ayahuasca apporte notamment des bêtacarbolines inhibant les MAO et permettant ainsi – outre leurs effets propres – le passage plasmatique du DMT (accompagné de centaines d’autres molécules).
L’intensité psychédélique de cette boisson est forte. William S. Burroughs, écrivain de la beat generation, est un des premiers Occidentaux à décrire son expérience 1 : « This is the most powerful drug I have ever experienced » 2 (Burroughs et Ginsberg, 2003 [1963], p. 96). Elle peut induire des états modifiés de conscience avec une modification des ressentis corporels, émotionnels et/ou intellectuels et une altération du vécu spatio-temporel. Des vécus angoissants sont fréquemment décrits ; des prises de conscience peuvent survenir. Certains pensent cette expérience comme l’induction d’une régression (sur le plan personnel, groupal et même transpersonnel) qui permettrait des vécus d’introspection, des ouvertures sur l’inconscient ou encore des expériences spirituelles et mystiques.
L’ingestion de cette boisson amère est généralement désagréable et entraîne fréquemment des effets physiques émonctoriels (vomissements et diarrhées), une légère tachycardie et une augmentation modérée de la pression artérielle. Elle n’a pas de composante addictive ni de toxicité physique : « Soulignons-le d’emblée : aucun cas de décès suite à l’ingestion d’ayahuasca n’a été documenté » (Bois-Mariage, 2002, p. 93). Des contre-indications médicales existent cependant (Mabit, s.d.), notamment une médication par certains antidépresseurs ou une structure psychique de type psychotique (risque de décompensation).
Phénoménologie de l’expérience de prise de psychédélique
En parallèle avec le modèle bien connu de la “toxicomanie” exposé par le Dr Claude Olievenstein (1983) dégageant la valence chimique de l’entière responsabilité addictive – la toxicomanie surgissant au carrefour « d’un produit, d’un moment socioculturel et d’une personnalité » –, le vécu de l’expérience de prise de psychotrope n’est pas guidé par la seule composante chimique. Cela est d’autant plus marqué pour les psychédéliques.
Les termes set et setting ont été introduits par Timothy Leary pour aboutir au modèle “substance – set – setting” (Zinberg, 1984) exposant que les états modifiés de conscience induits par les psychotropes sont des états dépendant :
–– des molécules psychoactives du produit ;
–– du cadre interne (le “set”) : c’est l’état physique, psychologique, émotionnel et spirituel de la personne ; les attentes, la motivation et l’intentionnalité du sujet en font partie, ainsi que la préparation ayant précédé ou non l’ingestion ;
–– du cadre externe (le “setting”) : c’est l’environnement au sens large comprenant les stimulations sensorielles du lieu de prise, le contexte culturel et la législation locale, le rituel mis en place, la présence d’un tiers de confiance, etc. Les états internes et les perceptions de l’expérience par les personnes observatrices en font également partie.
Le Dr Rick Strassman (2005 [2001]) insiste sur la primauté du cadre dans l’expérience psychédélique, cadre orientant le vécu subjectif de l’expérience sans toutefois en conditionner le déroulement (tout comme le cadre d’une psychanalyse ne conditionne pas le déroulement de la séance mais crée les conditions favorables aux mouvements transférentiels).
L’intentionnalité du sujet est jugée ici primordiale : « Seul, rien ne vient. Si tu souhaites voir, rencontrer ton futur, tu dois le demander à la plante. Te concentrer » (Baud, 2009, p. 119). Selon les auteurs, plus le buveur d’ayahuasca est “expérimenté”, plus son intentionnalité sera prise en compte dans le déroulement de l’expérience psychédélique : « With experience one learns to handle the brew and the mental energies it generates » 3 (Shanon, 2008, p. 62) ; la manier implique que l’on sache vers quel but.
L’ayahuasca, objet du chamanisme
Le chamanisme repose sur une conception du monde soutenue par « le postulat de l’existence d’un “monde” différent du monde phénoménal accessible par les sens usuels » (Escande, 2001, p. 21). Le chaman pourrait atteindre cet espace transcendantal de manière contrôlée et avoir ainsi un accès privilégié au monde invisible, celui des esprits. L’homme ordinaire, lui, ne pourrait accéder à ce “monde-autre” qu’à sa mort ou lors de rares occasions avec l’aide et la protection du chaman. Pour accéder à ce “monde-autre”, certaines sociétés avec chaman utilisent des plantes psychédéliques, d’autres non.
Selon les chamans amazoniens, les plantes utilisées ont un pouvoir, font voir et partagent un savoir. Elles leur enseigneraient directement les secrets de la nature environnante, la manière de soigner les maladies et renseigneraient toutes sortes d’informations utiles à la communauté. En Amazonie, la liane ayahuasca y est considérée comme une des plus importantes “planta con madre”, ou “plante maîtresse” (plante avec un pouvoir important).
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