A propos de : Voyage aux confins de l’esprit, de Michael Pollan
(Ce que le LSD et la psilocybine nous apprennent sur nous-mêmes, la conscience, la mort, les addictions et la dépression)
à propos de l’ouvrage de Michael Pollan
Traduction : Leslie Talaga et Caroline Lee
Editions Quanto, octobre 2019
444 pages – 23,25 euros
Dans l’excellente Revue Dopamine, 2020, n°13, pp 59-69
Ce voyage aux confins de l’esprit de Michael Pollan, journaliste scientifique, nous embarque sur la planète psychédélique, celle où des substances comme le LSD ou les champignons psilocybes, par exemple, ont acquis du galon… Après avoir eu leurs heures de gloire dans les années 50, et la première moitié des années 60, ils ont été mis au ban de la société, pour enfin renaître au XXIème siècle…
Dans l’imaginaire collectif, les substances psychédéliques, et le mouvement qui y est associé, le psychédélisme, sont souvent entourés d’un halo de couleurs qui nous projette dans les années 60 et la contre-culture particulièrement médiatisée à cette époquel à. Et pourtant l’aventure avait démarré bien avant, dans un temps où il n’était pas encore question d’usages dits “récréatifs“ mais de recherches scientifiques en vue d’usages dits “thérapeutiques“. Le coup d’arrêt à cet élan de curiosité, ou du moins à ces usages au grand jour, fut probablement le retrait, en 1966, du laboratoire suisse Sandoz, du Delysid® (LSD), un de ses produits phares, et ce suite aux inquiétudes sociétales qui étaient nées d’une disponibilité croissante du psychédélique et des méfaits qui y été associés alors, méfaits soutenus par une propagande gouvernementale qui ne voyait pas la substance d’un bon oeil, surtout ses usagers, et finit par l’interdire au début des années 70… Pendant quelques décennies, le LSD, ainsi que des substances hallucinogènes comme les psilocybes, se furent plus discrètes, réservées à la marge, et l’on sait bien ce que cette marge peut engendrer comme fantasmes et mythes. Mais quand un produit a fait l’objet d’autant de recherches et d’expérimentations, difficile de les enfouir suffisamment profondément pour qu’elles soient hors de portée de scientifiques curieux qui ne cherchent qu’à les faire renaître… Michael Pollan fait partie de ces curieux qui se sont intéressés à cette renaissance de ces psychédéliques et ont essayé de comprendre ce qu’il y avait à retirer de ces substances qui restent encore assez mystérieuses, et même peut-être encore effrayantes pour le commun des mortels.
Le journaliste scientifique du New York Times est allé jusqu’à s’essayer à leur consommation en espérant que l’expérience lui en apprendrait un peu plus sur ces produits mais aussi par la même occasion sur lui, et plus globalement, sur le fonctionnement du cerveau… Mais avant de s’aventurer plus avant sur cette renaissance des psychédéliques, sur les mécanismes cérébraux en jeu, et sur les expériences personnelles d’un journaliste, ce dernier tient à faire un bond en arrière dans le temps pour nous raconter l’histoire de ces produits psychoactifs, ancestraux pour certains, et bien plus contemporains pour d’autres, du moins dans leur forme…
Dame nature n’a pas attendu que l’homme s’en mêle pour mettre à notre disposition des plantes, lianes, herbes ou champignons aux vertus psychoactives. Le souci étant probablement pour ces derniers de préserver leur espèce en se protégeant des prédateurs, chamboulant leur cerveau, mais leur donnant aussi l’envie d’y revenir. Les psilocybes semblent en effet avoir suivi, depuis la nuit des temps, les mammifères qui les mangent. Ils ont su se faire accepter et apprécier. Les humains ont pris le relais. Certains grands connaisseurs du psychédélisme pensent que les vertus psychoactives du champignon, et plus globalement des plantes hallucinogènes, sont aussi un moyen d’entrer en communication… La découverte des psilocybes par les Occidentaux date des années 50. Dans le sud du Mexique, les Indiens mazatèques consommaient, bien avant que les Espagnols débarquent, ces champignons hallucinogènes, et ce à des fins médicales et spirituelles. Bien que le mépris des croyances indiennes fût encore de mise dans les années 50, quelques observateurs et chercheurs n’ont pas laissé passer l’occasion d’approfondir l’affaire. Le chimiste suisse Albert Hofmann fut le premier, à la fin des années 50, à identifier, synthétiser et baptiser la molécule active de certains champignons, molécule qu’il appela psilocybine. Même si ces champignons psilocybes, les plus répandus des champignons hallucinogènes, poussent encore dans la nature, les chercheurs n’utilisent désormais dans leurs laboratoires que des petits comprimés blancs qui contiennent tout de même “l’esprit du champignon“ comme l’a affirmé Maria Sabina, cette femme indienne Mazatèque visitée en 1955 par R. Gordon Wasson, journaliste qui expérimenta le champignon et tira un récit de son “trip“ pour le magazine Life en 1957. L’article fut lu par des millions de personnes et fit ainsi connaître le champignon, dont les vertus hallucinogènes circulèrent par la suite et alimenta la contre-culture. Nous aurons l’occasion d’y revenir. (Entre parenthèses, Maria Sabina regretta longtemps la publicité que fit le journaliste de son séjour chez les Mazatèques car elle ne fit par la suite qu’attirer les curieux pas toujours bien respectueux de cette culture ancestrale)… Michael Pollan fit l’expérience de ces psilocybes, et notamment d’une espèce appelée azurescens, par l’intermédiaire d’un mycologue, Paul Stamets, spécialiste des champignons avec qui il se mit en marche pour cueillir et goûter ces champignons. L’expérience psychoactive fut vécue par Michael Pollan comme une ouverture à des êtres chers mais aussi à la nature, une contemplation et une communion débarrassée de tout ce qui empêche habituellement une intégration pleine et entière à cette nature. Mais pouvait-il résumer cette expérience à une simple expérience sous drogues qui sollicite les récepteurs sérotoninergiques, ou fallait-il y voir une expérience mystique ? Difficile encore pour l’auteur de répondre à cette question malgré les suites qu’il donna par la suite à ses expérimentations…
Un autre champignon, bien avant le psilocybe, avait suscité l’attention des chimistes. Il s’agit d’un champignon parasite de céréales, notamment du seigle, qu’Albert Hofmann avait découvert à la fin des années 30 et dont il avait créé un dérivé, le diéthylamide de l’acide lysergique (LSD), synthétisé en 1938 et proposé au laboratoire suisse Sandoz, pour lequel il travaillait, comme médicament pour stimuler la circulation du sang. Ce n’est qu’en 1943 que le chimiste découvrit par accident les vertus hallucinogènes du LSD… Et bien avant que des personnalités comme le fameux Timothy Leary lance sa révolution psychédélique dans les années 60, d’autres chercheurs s’intéressèrent au LSD puis aux psilocybes pour approfondir leurs recherches autour des capacités de chamboulement du cerveau et des intérêts médicaux à en tirer… Le LSD et compères ont été alors utilisés, durant une bonne quinzaine d’années, dans le traitement de multiples pathologies psychiatriques comme la dépression, les troubles obsessionnels compulsifs, la schizophrénie, l’autisme, la détresse existentielle de fin de vie, mais aussi l’addiction, notamment à l’alcool. Les études, financées par l’Etat, et applications concrètes se sont succédées dans un temps où la légalisation de ces substances limitait les freins qu’ont posés par la suite la prohibition. Même la CIA avait initié un programme secret en 1953, appelé MK-Ultra, où le LSD était expérimenté comme sérum de vérité et outil de manipulation mentale… Entre 1950 et 1965, six congrès internationaux se sont tenus et valorisèrent les bénéfices et l’efficacité chez les patients de produits modificateurs de conscience. Des méthodes thérapeutiques furent mises au point et eurent un certain succès jusqu’à ce qu’elles tombent dans l’oubli, ou du moins soient glissées sous le tapis du jour au lendemain comme si tout un pan de la thérapie psychiatrique n’avait jamais vu le jour… Ce sont bien les laboratoires Sandoz qui avaient initié, en finançant les recherches de Hofmann, cette vague d’application thérapeutique de produits qualifiés tout d’abord de substances psychotomimétiques, c’est-à-dire stimulant la psychose, avant que le terme “psychédélique“ fasse son apparition et qualifie ces molécules comme permettant “l’expansion de l’âme“. La dimension spirituelle ou mystique faisait alors parler d’elle… Si la compréhension des mécanismes neuronaux n’était qu’à son balbutiement, et que les effets des psychédéliques n’étaient pas encore totalement expliqués, il s’agissait de s’appuyer sur un constat, celui que les sujets sous LSD présentaient par exemple des symptômes proches d’épisodes psychotiques ou alors du delirium tremens observé chez les usagers d’alcool en manque. A partir de ce constat, il était question de passer à l’action, non sans succès, ni sans problème, en utilisant l’usage pour provoquer un choc salvateur. Bien entendu, il avait été observé depuis longtemps que le cadre du traitement, ainsi que l’état d’esprit du patient, avait une incidence sur le contenu et le vécu de l’expérience, ce que Leary théorisa plus tard et nomma le set and setting (voir extrait ci-contre). Bien entendu, tous les usages de drogues sont soumis à cette règle du set and setting, mais plus particulièrement les usages de psychédéliques, a-t-on observé…
Pour la psychanalyse de l’époque, ces psychédéliques permettaient d’ouvrir la route vers l’inconscient, bien plus rapidement que les rêves préconisés par Freud… A la fin des années 50, le LSD et les psilocybes étaient couramment utilisés en psychanalyse, et les “peoples“ de l’époque ne se cachaient pas d’en faire l’usage dans ce cadre, avant qu’ils n’en sortent petit à petit pour entre dans une consommation “récréative“…
Des personnalités fortes, prosélytes des psychédéliques, firent alors leur apparition. Des hommes comme Al Hubbard ou Timothy Leary firent la promotion de ces substances et tentèrent de faire de leur diffusion un outil de transformation des consciences et d’un changement profond de la société. Hubbard était plutôt partant pour une diffusion par les élites, alors que Leary pensait lui qu’il fallait commencer par Monsieur et Madame tout le monde… La diffusion du LSD, grâce à sa commercialisation par les laboratoires Sandoz, mais aussi grâce aux fabrications artisanales ici et là, fit sortir les substances d’un usage thérapeutique pour les introduire dans les usages non médicaux d’une contre-culture à qui le produit échappa, ce qui fit peur à l’establishment. Et quoi de mieux alors que de stigmatiser un produit pour que l’opprobre retombe sur ses usagers. Des articles critiques firent alors leur apparition, et la machine s’emballa rapidement avec des médias qui, comme ils savent si bien le faire, s’engouffrèrent dans la brèche du sensationnalisme, et diffusèrent des informations qui inquiétèrent (certaines à juste titre, il ne faut pas le nier) les autorités. Les usages n’étaient plus sous contrôle. Il fallait reprendre la main, quitte à se diriger vers l’extrême inverse, comme souvent, à savoir la prohibition pure et simple… Toujours est-il qu’en 1966, sous la pression des autorités, le produit fut retiré du marché par Sandoz qui remit ses stocks au gouvernement, et disparut alors des radars… Un seul programme de recherche en cours subsista, celui d’un centre psychiatrique du Maryland, à String Grove. La recherche entra alors dans la clandestinité… Beaucoup de spécialistes des psychédéliques reprochent encore à Leary d’avoir ouvert un peu trop grand la porte aux usages débridés des substances, tout en lui reconnaissant tout de même que la vague d’intérêts qui déferla à ce moment-là sur les psychédéliques donna
naissance aux chercheurs d’aujourd’hui…
La renaissance des psychédéliques, Michael Pollan la situe en 2006, autour de trois événements : le centenaire de la naissance d’Albert Hofmann et le colloque qui était organisé à ce moment-là à Bâle, en Suisse, et qui reboosta beaucoup de scientifiques présents ; une décision de la Cour Suprême des Etats Unis qui accorda le droit à l’UDV (l’Union du Végétal) d’importer sur le territoire américain, pour leurs rituels religieux, de l’ayahuasca (contenant de la DMT, substance illégale) ouvrant ainsi la porte à la légalisation des usages de psychédéliques, du moins dans un cadre religieux ; et enfin la parution médiatisée d’un article de Roland Griffiths, éminent scientifique, loin d’être associé alors à la recherche sur les psychédéliques, mais ayant fait état d’expériences concluantes menées dans son laboratoire… Des chercheurs amateurs, comme Bob Jesse ou Rick Doblin, expérimentateurs des produits sur eux-mêmes, comme ça se faisait beaucoup, prirent leur part dans la réalisation d’expériences et la diffusion d’études tentant de mettre en avant les bénéfices de ces psychédéliques, s’appuyant en partie sur toutes les recherches menées publiquement jusqu’en 1966, puis clandestinement par la suite. L’une des expériences les plus célèbres fut celle menée en 1962 par un psychiatre pasteur qui administra à une vingtaine d’étudiants en théologie, avant de les faire assister à une cérémonie religieuse du vendredi saint, un comprimé de poudre blanche qui contenait, ou pas, de la psilocybine. Cette première expérience en double aveugle fut suffisamment marquante pour que plus de vingt ans plus tard les anciens étudiants (ceux qui avaient ingéré le comprimé psychoactif) s’en souviennent comme d’une expérience d’usage ayant changé leur vie de manière profonde et durable. Elle fut librement adaptée en 1998 pour tenter de déterminer si la psilocybine pouvait susciter une expérience transcendantale… Les retours de ces expériences, qualifiées de mystiques, mettent en avant, comme tant d’autres, quelques particularités des effets des psychédéliques à forte dose, à savoir ce ressenti, et même conviction, qu’une vérité nouvelle est révélée par le produit mais aussi que l’égo s’efface totalement pour laisser la place à de nouvelles perceptions… Ces impressions sont bien entendus sources de questions essentielles et incontournables, celles que se posent inévitablement l’auteur de l’ouvrage après avoir emmagasiné toutes ces informations auprès de scientifiques travaillant au cœur de la recherche. Elles sont présentées dans l’extrait ci-contre, et quelques réponses sont apportées par la suite… Michael Pollan expérimentera lui-même les substances pour essayer de mieux comprendre tout ça, ou du moins de mettre des images sur les mots de récits difficiles parfois à appréhender quand on n’a pas vécu le trip soi-même, il en convient…
Après s’être essayé à des rencontres de thérapeutes ne lui inspirant pas réellement confiance, et après avoir demandé à son cardiologue si les expériences à venir sous psilocybine étaient risquées pour le sexagénaire qu’il était, Michael Pollan tente pour commencer, accompagné d’un guide, l’usage de LSD, à dose progressive. L’expérience, même s’il la trouve concluante, le déçoit un peu. Les effets pourraient être résumés à des hallucinations l’embarquant dans un univers forestier complexe où les rencontres
avec des proches se succèdent, mais rien ici de ce qu’il aurait pu appeler une expérience mystique ou transcendantale où l’égo se dissout. Tout était peut-être encore trop sous contrôle. Il suffit d’enlever le masque couvrant ses yeux pendant la séance pour que la réalité réapparaisse… La deuxième tentative a à voir avec l’ingestion de psilocybes, coupés avec du chocolat pour atténuer le goût terreux des champignons. Là encore, la guide qui accompagne le journaliste augmente prudemment les doses petit à petit avec l’accord de Michael Pollan. Le monde qui s’offre alors à la vue du journaliste n’est plus végétal, mais numérique. Là encore, il suffit d’enlever le masque pour que les visions disparaissent. Jusqu’au moment où cette sensation de dissolution de l’égo, tant recherchée, finit par se produire, et est alors vécue par Pollan comme totalement naturelle et en rien problématique. « Le “Je“ n’est plus qu’une liasse de petits papiers, pas plus grands que des Post-it, s’éparpillant au vent. ». Le plus réjouissant pour lui fut surtout qu’une autre approche de la réalité soit proposée dans son trip, loin des conditionnements et certitudes habituelles bien figées. Il faisait, en quelque sorte du hors-piste… La troisième substance vers laquelle s’orienta le journaliste fut la 5-MeO-DMT, molécule contenue dans le venin d’un crapaud que l’on trouve au Mexique dans le désert de Sonora. Ce venin doit être mis à sécher avant d’être fumé par l’intermédiaire une pipe. Les effets arrivent quasi immédiatement et sont très puissants. Là encore la sensation de dissolution de l’égo, ici en confettis plutôt qu’en post-it, se produit avec le passage d’un sentiment de pureté et de terreur à une joie extatique. Cette expérience, que Michael Pollan qualifie de “spirituelle“ sans l’associer au surnaturel, lui confirme que de « puissants phénomènes mentaux apparaissent lorsque l’égo est réduit au silence ». Pollan reconnaît qu’il est bien difficile de décrire précisément le contenu de ces expériences sous psychédéliques tant les mots manquent pour exprimer les sensations et images traversées. Une chose est sûre : de nouvelles dimensions sont traversées, dimensions que l’égo nous empêche probablement d’atteindre. Ces nouveaux états de conscience sont visiblement capables de changer chez l’usager la perception du monde, et ce de façon durable…
Il se passe donc quelque chose de particulier dans le cerveau, puisque c’est de là que tout part… Alors Michael Pollan ne pouvait avoir vécu toutes ces expériences sans aller rencontrer des spécialistes qui l’éclairent au mieux sur les mécanismes en jeu dans le cerveau, sachant par avance que la spéculation a encore sa place dans un domaine en recherches et découvertes permanentes… Partons de la base : le LSD, la psilocybine et la DMT sont des molécules faisant partie de la famille des tryptamines, ce qui est le cas aussi d’une substance endogène, sécrétée par le cerveau, la sérotonine. Les récepteurs à sérotonine sont donc susceptibles d’accueillir (comme des clés dans des serrures on dit souvent) ces molécules exogènes, précipitant alors une réaction en chaîne de transmissions neuronales. Si le psychédélique est suffisamment puissant, l’état d’éveil est bousculé, mais sans que la personne soit anesthésiée. Elle a donc accès à d’autres niveaux de conscience… Un laboratoire s’intéressera particulièrement à l’expérience psychédélique dans ces impacts neuronaux, c’est celui du psychopharmacologue David Nutt, connu pour avoir rendu en 2009 au gouvernement britannique qui l’avait missionné, un rapport plaçant l’alcool au dessus du cannabis dans l’échelle de toxicité des substances psychoactives, ce qui valut au scientifique d’être mis sur la touche.
Toujours est-il qu’un jeune diplômé du nom de Robin Carhart- Harris, interrogé par le journaliste Michael Pollan, intégra la même année le laboratoire de David Nutt pour tenter un certain nombre d’expériences et essayer de comprendre un peu mieux comment les psychédéliques pouvaient nous ouvrir autant de portes pourtant habituellement bien verrouillées… Il n’hésita pas à être son propre cobaye pour mettre au jour le constat qui est que les psychédéliques réduisent l’activité de ce que l’on appelle le « réseau du mode par défaut », réseau permettant de relier entre elles certaines zones du cerveau impliquées dans la mémoire et les émotions. Ce réseau, quand il est en activité, permet à l’esprit de vagabonder, et recentre alors la personne vers soi et son égo, égo qui est le fruit de l’élaboration de constructions et projections mentales. Désactiver ce réseau avec les psychédéliques permettrait donc la dissolution de cet égo si encombrant et l’accès à des états de conscience extra-ordinaire. C’est la raison pour laquelle certains psychanalystes pensent que les psychédéliques, tout comme les rêves, peuvent nous donner accès à ce qu’ils appellent l’inconscient. Les mêmes mécanismes seraient engagés avec la méditation par exemple, certains exercices de respiration, le jeûne prolongé, des expériences traumatisantes, ou du sport extrême… Le réseau du mode par défaut aurait aussi le rôle de filtre de toutes les informations qui nous parviennent et qui seraient difficiles à gérer si un médiateur n’était pas là pour faire le tri et nous permettre de vivre de manière plus efficace, au détriment alors de l’ouverture que proposent les psychédéliques…
Débarrassé de toutes ces contraintes cérébrales, le cerveau peut explorer d’autres dimensions, mais si les informations, alors traitées, viennent du dehors, il faut bien qu’un nouveau tri s’opère et qu’une histoire soit racontée…
C’est quand des schémas de pensées extrêmement rigides, que l’on observe dans certaines psychoses ou addictions, sont remis à plat ou mis à mal que la thérapie sous psychédéliques a sa raison d’être… Un certain nombre de pathologies, affections ou troubles seraient donc susceptibles d’être traités par l’intermédiaire des psychédéliques. Michael Pollan revient sur trois d’entre eux en particulier… Tout d’abord, des expériences ont été réalisées sur des sujets gravement malades présentant des angoisses liées à la mort. Suite à une administration de LSD, certains patients auraient réussi à dissiper, ou du moins à diminuer, cette peur de mourir, et ce en ressentant comme la possibilité d’une poursuite de la conscience au-delà de la mort physique, comme s’ils l’avaient vécue sous effets. La mort a déjà été affrontée, en quelque sorte, et ferait alors moins peur… Un autre domaine semble potentiellement intéressant à explorer, comme ce fut le cas dans les années 50, celui du traitement des addictions. Des expériences ont été réalisées, entre autres, sur des fumeurs auxquels on a administré de la psilocybine. L’acte même de fumer aurait alors chez certains d’entre eux totalement perdu de son intérêt. Concernant l’alcoolodépendance, des études sont menées actuellement aux Etats-Unis, et les premiers résultats seraient assez concluants… Les addictions reposant souvent sur des habitudes ancrées et des enlisements, la “claque chimique“ reçue avec l’usage de psychédéliques permettrait de remettre le système à neuf… Le troisième domaine dans lequel les psychédéliques auraient leur place est celui de la dépression avec cette idée d’aller fouiller l’inconscient pour traiter des traumatismes…
Alors bien sûr, l’on peut penser que l’effet placebo de ces expériences sous psychédéliques a joué son rôle, et qu’il n’y a pas de vérité scientifique absolue à tirer de tous ces traitements expérimentaux, d’autant que comme on l’a déjà dit, l’état d’esprit du patient et le contexte jouent un rôle essentiel dans le ressenti et l’impact de l’expérience. Le produit ne fait pas tout, on le sait bien désormais. Mais après tout, qu’importe qu’il s’agisse d’une croyance ou pas, que le mysticisme ou la science soit en confrontation, que de nouvelles dimensions de la réalité soient ou non accessibles avec ces substances. Tant que la souffrance disparaît, le scientifique peut s’effacer un temps au profit du thérapeute, à condition bien entendu que celui-ci prenne toutes les précautions chimiques nécessaires, le recul indispensable et la bonne distance avec le produit, le sujet et l’expérience pour que cette dernière ne soit pas désastreuse… Si le guide est sérieux et prudent et que le terrain est balisé, alors cette aventure thérapeutique en vaut peut-être la chandelle… Quand à savoir si l’usage récréatif doit pouvoir avoir sa place à côté d’un usage thérapeutique, nous continuons à penser que ces deux usages ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, le bien-être étant toujours au coeur des préoccupations du consommateur… Toujours est-il que Michael Pollan, journaliste usager, curieux avant d’être patient, a su, avec cet ouvrage, ouvrir un univers parfois moqué car méconnu et chargé de tant de représentations erronées qu’il faudra probablement un certain temps pour que l’intérêt qui était porté à ces substances suite à leur découverte dans les années 50, reprenne une place qui ne soit pas à la marge…
Extrait p.405
« Le voyage psychédélique se déroule entièrement dans notre tête, mais il n’est pas pour autant irréel. C’est une expérience, pour certains l’une des plus profondes qu’il leur ait été donné de vivre. En tant que tel, le voyage psychédélique figure parmi les moments marquants d’une vie. Il peut servir de référence, de guide, de source et, selon chacun, de message spirituel ou de sanctuaire. Pour moi, ces expériences sont devenues des points de repère auxquels me référer pour poursuivre ma quête de sens. »