Se cacher, assumer, éviter d’en parler… comment font les parents qui fument du cannabis ?
On peut mener une vie familiale tranquille et pourtant, chaque jour, s’allumer un joint. Des gestes parfois difficiles à assumer avec les enfants.
Il est 22 heures, Sébastien* s’enferme dans la salle de bains de son appartement parisien. C’est par cette fenêtre que, presque tous les soirs de la semaine, il souffle l’épaisse fumée de son joint. Une fois sa cigarette de cannabis terminée, il se brosse les dents et se savonne méticuleusement le tour de la bouche. Sébastien ne craint pas de se faire attraper par sa mère, il n’a pas 15 ans, il en a 43, mais il cherche à se cacher de ses filles de 8 et 11 ans. « Je pourrais toujours mentir, dire que j’ai fumé une clope exceptionnellement. Mais cette excuse ne tiendra pas longtemps, en grandissant elles me grilleront vite », confesse, lucide, ce journaliste indépendant. « Je ne trouverais pas bizarre d’ouvrir une bouteille d’alcool devant eux » Comme Sébastien, Christian* n’a eu aucune envie de lâcher son pétard à la naissance de ses enfants. Hors de question de se cacher, en revanche, l’idée lui semble vicieuse et contraire à l’éducation sans tabou qu’il veut transmettre à ses quatre fils, âgés de 12 à 14 ans. « Je ne me sens pas gêné de rouler un joint devant un gamin, comme je ne trouverais pas bizarre d’ouvrir une bouteille d’alcool devant eux », assume posément ce fumeur quotidien. Menuisier de 42 ans, Christian se considère comme anarchiste et décroissant. Il cultive lui-même son cannabis dans le jardin de leur maison, dans l’Isère, et est fier que sa consommation ne pèse pas sur le budget familial. Mais il a tout de même quelques scrupules : avoir dû demander à ses fils de ne pas trop parler à l’école de sa consommation et de sa plantation. « Ma femme est nourrice, ça m’embêterait de la mettre dans l’embarras professionnellement. » Alors, il leur a patiemment expliqué que cette substance était classée comme stupéfiant, qu’il aimait ses effets anxiolytiques, mais subissait sa dépendance. « Ils ne sont pas forcément réceptifs quand ils sont petits, reconnaît-il. Mais je crois que depuis qu’ils sont entrés au collège, ils commencent à comprendre que ça n’est pas “normal”. » A 40 ans passés, Christian ou Sébastien ne sont ni des adolescents attardés ni des exceptions. Dans leur récent baromètre, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) et Santé publique France soulignent la « progression nette » de l’usage quotidien de cannabis parmi les générations plus âgées. Entre 2014 et 2017, cette consommation quotidienne est ainsi passée de 1,4 % à 2 % chez les 35-44 ans et de 0,6 % à 1,2 % chez les 45-54 ans. « Avec le vieillissement de générations d’expérimentateurs, on observe une consommation de plus en plus fréquente au-delà de 25 ans », soulignent les auteurs du rapport. « Attention, on n’est pas défoncés non plus, juste détendus » Les soirées étudiantes ont laissé place aux obligations familiales, mais le plaisir de la fumée verte, lui, est resté. Sarah* et Guillaume* ont le même rituel depuis vingt ans : une fois la table du dîner débarrassée, leurs enfants de 11 et 14 ans lavés, le couple parisien se pose, « comme d’autres se servent un verre de vin ». Assis sur leur canapé d’angle, sous le regard grave d’un Nick Cave accroché au mur, ils sortent d’une cachette leur résine de cannabis et confectionnent leur déstressant. « Avant, on en fumait un pour deux, mais il y en avait toujours un pour se sentir lésé, alors on a basculé à un chacun », avoue le mari, graphiste, dans un sourire un peu gêné. « Attention, on n’est pas défoncés non plus, juste détendus, on n’a pas l’impression d’être des parents indignes », tempère la retoucheuse photo, qui estime tout de même à 120 euros par mois leur dépense en résine de cannabis. « Il faut qu’on n’ait plus rien à gérer après, parce que ça assomme quand même un peu. On a la flemme et tout devient plus long. » Les parents redoublent de précautions pour rester discrets, ils s’éclipsent sur le balcon ou ouvrent les fenêtres pour éviter que l’odeur du shit imprègne l’appartement. Malgré cette prudence, Sarah a dû récemment engager une conversation autour de la drogue avec son adolescente de 14 ans. « Elle m’a vu rouler un joint et m’a fait une réflexion : “C’est pas très catholique ce que tu fais, maman.” J’étais très mal à l’aise, je sais que je ne donne pas le bon exemple. Mais ça m’a permis de lui relister les dangers de cette drogue, que fumer trop jeune détruisait les neurones, etc. Finalement, c’est le même discours qu’on tient avec l’alcool ou la clope. » Peut-on avoir un discours de prévention crédible quand on est soi-même confronté à une addiction au cannabis ? Oui, répondent Sarah et Guillaume : « On est plus objectifs que des parents qui n’ont jamais fumé parce qu’on connaît les effets, on a moins de barrières pour en parler. » Non, pense au contraire Ludovic*. C’est justement parce qu’il se voyait mal « faire la morale » à sa fille dans sa situation que cet employé d’une grande banque française a « toujours occulté le sujet ». C’est sa compagne Sarah, non fumeuse, qui a tenu le discours du parent responsable « Je n’ai jamais été à l’aise avec ça, confesse-t-il en réajustant ses lunettes rectangulaires. Lui tenir un discours sur les dangers du cannabis, c’était aussi le risque d’être confronté à ses questions. » Alors, quand sa progéniture a vécu ses premières expériences, dès l’entrée au collège, c’est sa compagne non fumeuse qui a tenu le discours du parent responsable. « Le problème, c’est qu’à son “pas de cannabis à la maison”, ma fille a répondu : “Mais papa fume tous les soirs !” Ma femme était très embarrassée, tout son discours tombait à l’eau. Et moi qui pensais être discret, ça m’a encore plus bloqué. » Ludovic ne sait pas si son comportement a eu une réelle influence sur la consommation précoce de sa fille. Mais il se souvient avoir trouvé un bout de shit dans sa chambre quand elle approchait les 14 ans. « C’est idiot mais je l’ai pris sans lui faire la leçon. Elle pouvait bien le chercher partout ensuite, je l’avais fumé. C’était ma prise de guerre », se remémore, un peu honteux, celui qui recherche plusieurs fois par semaine cette « sensation de flottement apportée par le stick, cette petite ivresse similaire à celle du champagne ». Dix ans plus tard, ce divorcé de 47 ans n’arrive toujours pas à lui en parler et « efface les traces » quand elle vient manger chez lui. Mais il se rassure : sa fille ne fume des pétards « qu’occasionnellement, avec ses amis, en soirée ». Plus gros consommateurs en Europe, les parents français manquent d’accompagnement pour aborder la question des drogues avec leurs enfants Les études sont pourtant moins optimistes. « Quand les parents ont un usage de cannabis occasionnel (une fois dans l’année), leurs enfants ont deux à trois fois plus de probabilité de consommer du cannabis à l’adolescence, indique Maria Melchior, épidémiologiste et directrice de recherches à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Ensuite, plus les consommations sont fréquentes chez les parents plus cela augmente les chances de consommation à risque chez les adolescents. » La scientifique constate que le sujet reste très tabou, et bien que les Français soient les plus gros consommateurs de cannabis en Europe, les parents manquent d’accompagnement pour aborder la question des drogues avec leurs enfants. Directrice des ressources humaines près de Nancy, Céline s’est longtemps posé trop de questions. Cette mère de deux adolescentes avait peur de renvoyer une image de droguée, mais elle a compris qu’elle n’était pas une marginale. « L’an dernier, ma fille de 17 ans m’a attrapée et ça m’a libérée, se rappelle-t-elle. J’ai pu lui raconter comment j’avais commencé l’herbe après une dépression, il y a douze ans, et pourquoi je préférais ça à des médicaments. » Sa fille a pris la nouvelle sans grand étonnement, la chose est presque banale. Depuis cet épisode, cette extravertie de 47 ans en parle beaucoup plus librement et découvre qu’autour d’elle, ils sont nombreux, « de 30 à 50 ans », à s’autoriser des pétards. Récemment, elle qui ne boit pas une goutte d’alcool a passé un autre cap : allumer un joint à l’heure de l’apéritif… en présence de ses propres parents.
Une consommation de plus en plus fréquente après 25 ans
« Je n’ai jamais été à l’aise avec ça »
En parler avec sa fille l’a « libérée »