Cannabis et sécurité routière : en zone rurale, la répression plus dangereuse que la consommation ?
Sur les routes de Lozère, une présomption d’innocence en ligne discontinue
Un lecteur de lundimatin nous a fait parvenir cette longue enquête à propos de la lutte contre la conduite après avoir fait usage de stupéfiants en Lozère. L’auteur est allé à la rencontre d’habitants et d’élus très critiques quant aux conséquences pratiques des tests salivaires. A cela s’ajoutent de nombreux témoignages de faux positifs et de conducteurs qui finissent sur le bord de la route : une punition vécue comme une injustice et qui ne semble pas ennuyer les pouvoirs publics.
Le 27 Décembre 2018, la Gendarmerie de Florac dans les Cévennes (Sud Lozère) avertissait par son compte facebook : »Conduites sous stupéfiants : le contrôle positif à un test entraine la rétention immédiate du permis de conduire grâce à des moyens de dépistage plus simples à utiliser, plus efficaces ». La procédure fait désormais appel à deux tests salivaires : un premier dépistage si il est positif entraine la réalisation d’un second test de confirmation dont le résultat doit être rendu dans les trois jours. Auparavant, la confirmation nécessitait une prise de sang avec déplacement auprès d’un professionnel de santé. Un gendarme témoigne : « là où avant il nous fallait prendre une demi journée et deux hommes pour effectuer un contrôle, là on peut tout faire en trente minutes sur le bord de la route juste avec de la salive ».
Des contrôles massifs et réguliers ont alors lieu, avec comme cible principale le cannabis. En cas de positivité au premier test de dépistage, le permis est immédiatement retiré, sans attendre le résultat de la confirmation. Artisans en plein travail, parents sur le chemin de l’école, habitants se rendant à la déchetterie ou au marché hebdomadaire, les heures et lieux de contrôle sont d’une efficacité remarquable.
« Ils me privent de ma liberté pour un faux test positif,
et au lieu de me demander pardon on me demande des explications »
Aude est agricultrice . « Malgré mes protestations concernant ce premier test salivaire positif dont j’étais sûr que c’était une erreur, je me suis retrouvée à pieds, ma voiture sur le bord de la route, avec mon fils malade d’une infection du poumon, frissonnant à 40°c en plein hiver avec -4°C dehors. En pleine naissance des agneaux et travail intense à la ferme et une fille de 12 ans à accompagner tout les jours au bus du collège,mes parents sont venus d’Ardèche en renfort car il a fallu 5 jours pour que je puisse récupérer mon permis, après que le test de contrôle soit revenu négatif. « Dans une lettre adressée il y a 3 mois à la Préfete de Lozère, au Défenseur des Droits et à son élue départementale, elle s’indigne « j’ai été considérée comme coupable jusqu’à ce que la preuve soit faite de mon innocence » et estime donc que le principe de présomption d’innocence a été bafoué.
François est comptable à la retraite. Chaque matin, il va chercher son pain à 10 kilomètres de chez lui, à Florac. A 9h il est contrôlé par la brigade motorisée et c’est abasourdi qu’il apprend que le test salivaire est positif aux amphétamines. Le gendarme effectue trois tests parce que lui-même n’en croit pas ses yeux. Un test ne réagit pas et part à la poubelle, deux sont faiblement positifs aux amphétamines. Le gendarme se dit « bien obligé d’en tenir compte », et retire le permis de cet homme de 72 ans qui vit dans un hameau isolé. « C’est les gendarmes, on a la trouille » explique t il. Il récupèrera son permis trois jours plus tard une fois le test de contrôle revenu négatif.
Marion est à quelques jours d’un rendez vous pour un emploi de service civique, elle est arrêtée sur le bord de la route et dépistée positif à la cocaïne. Impossible de convaincre les gendarmes que cela n’est pas possible, ils lui suggèrent qu’elle a pu être droguée à son insu. Le test de contrôle revient négatif. Comme le prévoit la procédure, elle peut aller récupérer son permis mais on lui annonce qu’on veut l’interroger avant.Les gendarmes n’en démordent pas : ce premier test positif est suspect. Elle sera interrogée au sujet des lieux et les personnes qu’elle fréquente. En dehors de toute procédure. « Je voulais qu’ils me rendent mon permis et partir le plus vite possible » .
Dimitri est apiculteur. Avec ses 300 ruches à gérer réparties sur le territoire cévenol, il est souvent pressé, c’est lorsqu’il accompagne son deuxième enfant à la crèche qu’il se fait arrêter. Le test est positif à la cocaïne, il n’en a jamais pris. Grand gaillard sûr de lui et aimant être à l’heure quand il a rendez vous avec ses abeilles, il perd patience. Les gendarmes convaincus, n’enverront pas le deuxième test de contrôle et le laisseront partir.
Bruno est pompier professionnel. Il est contrôlé positif au cannabis et à la cocaïne un samedi matin à 9h. Son véhicule reste sur le bord de la route. Il proteste mais on lui dit « dans le coin tout le monde fume, çà serait pas normal que vous ne fumiez pas ». C’est la boule au ventre qu’il commence une journée prévue pour le saut en parapente. Il fait beau mais l’anxiété l’envahit, il ne supporte pas de se sentir coupable alors qu’il n’a rien fait. Ses amis le dissuaderont de prendre le vol car il rate deux « vérifs de prévol ». Il ne comprend pas qu’il soit « présumé coupable » jusqu’à la preuve de son innocence. Il récupèrera son permis cinq jours plus tard, le test de confirmation revenu négatif. « J’ai pas eu envie de faire le fanfaron, ils te traquent une fois qu’ils te connaissent. T’auras toujours un truc qui va pas, un pneu ou autres, je sens çà comme une oppression alors qu’ils devraient être là pour notre bien ».
Mélodie est assistante maternelle en crèche, elle est contrôlée positif à la cocaine mais arrive à faire douter le gendarme qui accepte d’utiliser un deuxième test qui se révèle négatif.Il n’y aura pas de test de contrôle.
Baptiste rentre de vacances avec sa famille, il est dépisté positif à toutes les substances. « J’ai jamais vu ça, c’est joli » dit le gendarme. Le permis est retiré, la famille reste sur le bas côté de la route. Ils attendront plusieurs heures que quelqu’un les ramène chez eux. Quand il récupèrera son permis quatre jours plus tard car le test de confirmation est négatif, on lui affirmera que ça n’arrive jamais, que le test est fiable.
Sébastien gère une agence de voyage et organise des trekkings dans les gorges du Tarn. On est en plein mois d’Août, la saison d’accueil des vacanciers est pour lui à son maximum. Une voiture est contrôlée devant lui, le dépistage des stupéfiants semble être positif à de nombreux produits. Le gendarme revient vers lui « et vous , vous êtes positif à quoi ? » . Le test revient positif au cannabis. En pleine saison de travail, il reste sur le bord de la route. Quand on lui rend son permis trois jours plus tard car le test de contrôle est négatif, il est longuement interrogé sur ses habitudes de vie et supposées de consommation de produits stupéfiants. L’enthousiasme de ce jeune entrepreneur est ébranlée : « La triste réalité c’est que j’ai peur maintenant »
Les témoignages n’en finissent plus de faux positifs lors de ces premiers tests de dépistages qui entrainent pourtant un retrait immédiat du permis. En zone rurale où il n’y a pas de transports en commun,un permis retiré même quelques jours a des conséquences majeures sur la vie sociale et professionnelle.
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Un rapport Belge de 2010 indiquait que la première version du test de dépistage, « le test Drugwipe 5 S, s’avèrerait performant avec les substances type amphétamines mais décevant avec les autres substances dont le cannabis. Un test positif ne peut être pris comme preuve que la drogue est présente car ces tests manque de spécificité, sont sujets à des réactions croisées (médicaments…) et peuvent produire des faux positifs. […] si ces tests étaient pratiqués de manière systématique sur le modèle de l’alcootest une partie trop importante des conducteurs se verraient injustement privés du droit de conduire et verraient leur liberté limitée en attendant les résultats de confirmation qui les innocenterait. « Contacté en Avril 2019, Michaël Hogge, l’un des rédacteurs de ce rapport ,précise que « l’essentiel de notre propos reste toujours d’actualité » et que « l’outil de dépistage dont nous parlions dans ce rapport est le DrugWipe 5+. Le DrugWipe 5S [maintenant utilisé en France] est plus récent mais n’a pas encore fait l’objet de beaucoup d’évaluation. Ce qui est clair c’est que les promesses de la société qui le commercialise ne sont pas totalement tenues » avec un manque de sensibilité pour le cannabis et plusieurs types de faux positifs. Ainsi, une étude montrait que des tests sont positifs avec une concentration sanguine de THC < 0,1 ng/mL chez des occasionnels alors qu’ils peuvent être négatifs avec des concentrations > 5 ng/mL chez des chroniques.
En juin 2018, un travail fait sur près de 2000 tests de dépistages envoyés par les services de polices dans les laboratoires de Bordeaux, Lille et Lyon montre que « 14.1% des contrôles ne confirment pas le test de dépistage positif » . Les auteurs de cette communication présentée au congrès de la société française de toxicologie en 2018 notent : « de tels résultats discordants entre dépistage et confirmation peuvent avoir différentes origines : aléas au niveau de la réalisation du test de dépistage incluant une mauvaise manipulation du dispositif, erreurs d’interprétation/lecture » et ajoutent que « ces résultats soulignent les limites de la procédure en place ». Contacté, l’auteur de cette communication rappelle qu’ » un test de dépistage doit par définition être confirmé. « . En 2010, une communication du Dr P.Mura, du service de toxicologie du CHU de Poitiers et membre correspondant de l’académie nationale de pharmacie était intitulée « Dépistage salivaire et urinaire des stupéfiants : les aspects scientifiques doivent prévaloir ». Elle concluait que « avant de mettre des dispositifs de dépistage des stupéfiants entre les mains de non professionnels de la santé, un avis devrait être sollicité auprès des instances médicales et scientifiques et en l’occurrence dans ce domaine, les Académies Nationales de Pharmacie et de Médecine ainsi que les sociétés savantes concernées, la Société Française de Toxicologie Analytique(SFTA) et la Société Française d’Addictologie’. Contacté par téléphone, ce spécialiste nous confirme que les Académies ainsi que la SFTA n’ont pas été consultées avant la mise sur le marché du test de dépistage Drugwipe5S. Mais il nous précise aussi que « notre expérience révèle que plus de 99% des cas positifs (au test de dépistage) sont confirmés positifs à l’analyse « de contrôle posant la question de l’explication des nombreux faux positifs relevés sur le terrain.
La présomption d’innocence est le principe selon lequel toute personne, qui se voit reprocher une infraction, est réputée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été légalement démontrée. C’est donc bien ce principe qui est atteint lorsque l’on suspend le permis d’une personne dépistée positive sans attendre le résultat du test de confirmation. Mais peut être que la présomption d’innocence, dans les Cévennes, n’est pas à quelques jours près ?
La sécurité routière, alibi pour la chasse aux fumeurs de cannabis
Lorsque le dépistage positif est confirmé par le deuxième test, plus précis, effectué en laboratoire, le retrait de permis est prolongé. « Alors que en Loire Atlantique tu prends 3 mois pour avoir fumé un joint, en Lozère tu prends 6 mois alors que tu n’as pas de transport en commun. « résume cet ancien Nantais, électricien resté sur le bord d’une nationale de Lozère pour un joint partagé la veille au soir. Le procureur de Lozère Xavier Sicot s’explique : ’Il ne peut être admis à mon sens que pour un plaisir personnel qui reste par ailleurs totalement illégal, soit mise en jeu la vie de personnes qui elles n’ont rien demandé. Malgré le fait d’avoir pu entendre ici et là quelques récriminations à l’encontre de la politique pénale menée à ce sujet par mon parquet, je le répète solennellement en ce lieu, il n’y aura pas d’indulgence vis-à-vis des délinquants routiers, et je souhaite que les contrôles déjà nombreux sur le territoire soient au moins maintenus au niveau actuel.(Midi Libre, 01/2019) ’
Et pourtant on cherche les chiffres qui pourraient justifier une telle entreprise répressive.
En Lozère, accidentologie stable mais dépistages en hausse – Le Document Général d’Orientations de la Lozère –Sécurité Routière 2018-2022, note des chiffres annuels stables d’accidents corporels, autour d’une soixantaine par an et précise que « le nombre d’accidents avec conducteurs ayant été confirmés positifs aux stupéfiants pour au moins un produit n’ont pas suivi de tendance particulière durant ces 5 dernières années ». Les effectifs sont minimes : il s’agit de 23 accidents sur une période de 5 ans dont la moitié était aussi avec une alcoolémie >0.5 g/l et un tiers n’était pas responsable de l’accident. En outre, la moitié des accidents se concentrent sur les périodes estivales, donc en période d’afflux touristique. Enfin, les témoignages de pompiers et d’élus ruraux ne font pas état d’un surcroit d’accidents dans les 5 années passées. La conclusion de ce rapport est étrange : « L’alcool n’est plus un enjeu pour le département de la Lozère. Par contre la problématique stupéfiant est à considérer dans notre département. En effet les dépistages et contrôles deviennent plus faciles et plus fiables : c’est pour cette raison que les chiffres augmentent. Les stupéfiants sont un enjeu à surveiller. » L’alcool dont la gravité en terme de sécurité routière est solidement démontrée ne serait plus un problème en Lozère mais le cannabis le serait en raison de dépistages plus faciles indépendamment de toute considération de sécurité routière ?
En France, « il est aujourd’hui impossible de parvenir à des conclusions prouvant que l’usage du cannabis est facteur d’accidents d’ampleur significative (INSERM) » – {}Pourtant on peut lire sur le Facebook de la Préfecture de Lozère que, en France : « en 2016, 22% des personnes décédées sur les routes l’ont été dans un accident impliquant un conducteur sous l’emprise de stupéfiant ». La Société Française de Statistique écrivait « la communication publique sur la sécurité routière est exagérément simplificatrice », le fichier national des accidents n’est pas adapté pour déterminer la responsabilité des conducteurs dans les accidents et finalement « tout cela constitue une lourde machine statistique qui court, année après année, sur son erre et donne lieu à des analyses sans recul. Les journalistes reprennent les discours officiels sans développer une pensée autonome sur le sujet. « Un rapport de l’Organisme de gestion de la sécurité des autoroutes des Etats Unis compile les données et études disponibles et affirme :
aucune étude ne permet d’établir formellement une relation entre la concentration sanguine de THC (produit actif du cannabis) et la performance de conduite
le risque plus élevé d’accidents de conducteurs positifs au THC serait le même que celui des conducteurs avec alcoolémie entre 0.01 et 0.05 g/l d’alcool dans le sang soit dix à cinquante fois moins que l’alcoolémie limite autorisée pour circuler en France
la conduite sous effet du THC se fait en dessous des limitations de vitesse, avec une propension à suivre plutôt qu’à doubler la voiture qui précède, et la tenue de distances de sécurité plus grandes
Ce rapport américain insiste sur l’importance de comprendre que, contrairement à l’alcool, en moins d’une heure après la dernière prise, la quasi-totalité du THC a été éliminée. Un taux de THC minime, résiduel, peut ainsi être détecté de nombreux jours après sa dernière prise alors que son effet est quant à lui court. Un usager régulier pourra être dépisté positif au test salivaire jusqu’à 8 jours après sa dernière prise alors qu’il n’est plus sous l’effet du cannabis et n’est dangereux pour personne. La gendarmerie de Florac (48) l’écrivait sur son Facebook : « Le dépistage peut être positif jusqu’à plusieurs jours après la prise » .
En ruralité, des existences mises en danger par le retrait de permis –
Emmanuel est un jeune agriculteur. Eleveur, il vend des plats cuisinés. Il est 20h30 quand il revient de sa permanence en boutique paysanne quand il est contrôlé. Il a fumé il y a près de 24h et est confiant quand au test, prêt à repartir s’occuper de ses bêtes qui l’attendent. Mais il restera sur le bord de la route. Il faudra que son père vienne le chercher. Le test de confirmation reviendra lui aussi positif. C’est sa sœur au chômage qui viendra l’aider jusqu’à ce qu’il passe en procès. Elle prendra 4 heures par semaine pour l’accompagner à ses permanences en boutique paysanne et aider aux livraisons. « J’étais en pleine période de travail, je faisais 350 heures par mois entre le soin aux animaux et les transformations en atelier ». Avec 30 000 euros de crédit qu’il doit rembourser pour sa jeune ferme, « si ma sœur et mon père n’avaient pas été là, je mettais la clef sous la porte ». Il est convoqué au tribunal car il est considéré en récidive en rapport avec une procédure pour avoir conduit avec 0.8 g d’alcoolémie deux ans plus tôt. Au Tribunal tout le monde est convoqué à la même heure, 13h30. Emmanuel attendra près de 9 heures son audience qui durera 10 minutes : 2 mois de prison avec sursis.
Grégoire est contrôlé positif au opiacés et au cannabis mais selon lui « Ils étaient pas sûrs de leur machin ». Son fils de 8 ans est dans la voiture, le contrôle a lieu à une centaine de mètres de l’école primaire. Il convainc les fonctionnaires de le laisser accompagner son fils à l’école. A son retour, un nouveau test est alors positif seulement au cannabis . Quand il demande à voir les résultats la gendarme lui affirme « ne pas être censée les communiquer ». Il avait fumé du cannabis trois jours avant, le test de contrôle reviendra positif. La procédure pour « conduite après avoir fait usage de stupéfiants » est enclenchée. Il est dépité : « Je comprends qu’on punisse quelqu’un qui est dangereux pour les autres, parce qu’il sous l’emprise d’une drogue ou d’alcool, mais quand tu as fumé un joint quelques jours plus tôt… ».
Jean est artisan charpentier. Il est fumeur régulier de cannabis, essentiellement le soir, une ou deux cigarettes. « J’ai peur tout le temps alors que je n’ai jamais conduit ou travaillé après avoir fumé, alors j’organise mes chantiers en fonction des lieux de contrôles possibles « Habitué des travaux difficiles et en hauteur il dit refuser les chantiers « trop risqués… d’être contrôlé ».
Thomas est étudiant en agronomie, il est contrôlé négatif au cannabis mais positif à la cocaïne, alors qu’il n’en a jamais consommé, et fait l’objet d’un test de contrôle qui reviendra négatif à la cocaïne mais… positif au cannabis. Il ne fume pas mais a passé une soirée dans une pièce enfumée trois jours avant. Une procédure est enclenchée, son permis ne sera pas rendu à ce père de famille très actif. « Parmi la trentaine d’amis que nous sommes à l’école d’agro il y en a près de 20 qui se sont déjà faits retirés le permis , c’est complètement fou, c’est invivable ».
Elodie est mère isolée avec son enfant de 7 ans, elle perdra son permis pour sa consommation de cannabis. Pour elle, il s’agit d’une « atteinte à sa liberté de circuler » alors qu’elle se sait « dangereuse pour personne ». Elle s’effondre en larmes quand elle évoque ces trajets faits dans la nuit en plein hiver à rester sur le bord de la route avec son petit garçon qui revenait de voir son père et attendant qu’un véhicule les prennent en stop. « Je n’en peux plus, ils disent qu’ils font çà pour ma sécurité mais c’est eux qui me mettent en danger ».
Marine est infirmière, elle est à quelques mois de signer un CDI mais on lui demandera son casier judiciaire avant. Elle a été contrôlée positive au cannabis pour un joint fumé à une soirée avec des amis la veille. L’usage de stupéfiants est inscrite au casier judiciaire, sauf si un juge en a décidé autrement, lui faisant peser le risque de ne pas pouvoir exercer sa profession.
Edith est contrôlée un après midi, elle se doute que cela sera positif pour ce joint fumé le matin, même si il ne fait plus effet depuis longtemps. Mais elle n’imagine pas qu’elle restera sur le bord de la route nationale avec son nourrisson de un an et sa fille de 13 ans revenant de son internat avec ses bagages. Cette artisane, élue municipale, décide d’assumer le fait de fumer depuis longtemps et se défendra sans avocat au tribunal. Le procureur lui assène un « vous êtes une toxicomane », et pointe du doigt le « mauvais exemple qu’elle est pour ses enfants ». Le retrait de permis sonne la fin de la crèche pour son petit qui restera à la maison pendant un an. Elle se désole : « Il est devenu un vrai sauvageon » . Et chaque semaine, elle lutte pour que sa fille n’arrête pas le collège spécialisé en équitation situé à deux heures de route.
Kristell est artisane, la saison démarre quand elle est arrêtée sur le bord de la route. Le véhicule est contrôlé en règle. Le gendarme le plus jeune trépigne « on lui fait ! » , son collègue plus âgé lui demande « Tu es sûr ? » et ajoute « je vois bien que vous êtes clean » . Mais l’impatience du jeune fonctionnaire fera dégainer le test qui sera difficilement positif. « Sous le choc, j’étais entrain de perdre mon permis en pleine saison de boulot » et signera le papier déclarant qu’elle refuse la prise de sang de contrôle, sans le lire. Elle a recours à un prêt pour acheter un camion sans permis, « sinon je ratais la saison ».
Franck est paysan, ses proches l’appellent « SAM » car, c’est lui qui raccompagne les gens après une soirée trop arrosée. Mais il se fait contrôler deux jours après avoir fumé un joint. Retrait de permis et la procédure est enclenchée. Il est excédé » ici on a déjà rien, les services publics foutent le camp, tu as vu un transport collectif toi quelque part ? » . « Je laisse tomber, maintenant j’irai à cheval et tant pis pour les copains qu’il faut raccompagner après une soirée » . Il fera l’objet d’un post sur le compte facebook de la gendarmerie de Florac avec sous la photo de son cheval un texte « Cévenol typique venant chercher son permis ». Il préfère en rire : « Je suis de Marseille et j’ai jamais récupéré mon permis « .
Alex est un grand gaillard touche à tout. Il est autant habitué des chantiers que des tâches ménagères. Ce papa-poule au rire tonitruant perd sa bonne humeur quand il raconte comment il a perdu son permis. Il habite dans une maison isolée avec sa compagne et trois enfants. Il a dû arrêter de fumer, car sans permis c’est le naufrage de toute la famille. « J’ai des douleurs articulaires depuis longtemps, j’en avais assez des antiinflammatoires. Quand je tire les bois dans les vignes, mes doigts deviennent tout gonflés. Les radios ont montré un mélange d’arthrites et d’arthrose. Le cannabis me calmait les douleurs. Depuis que j’ai dû arrêter de fumer j’ai triplé ma consommation d’alcool et j’ai repris l’antiinflammatoire. Leur répression, c’est ni pour la sécurité, ni pour ma santé. Ils m’ont rendu alcoolique. »
Pierre est maçon à la retraite » Je n’ai plus de permis depuis leurs nouveaux tests. Ca fait des dizaines d’années que je fume du cannabis comme on boit un petit verre le soir, ça ne m’a jamais empêché de travailler ou de conduire. C’est devenu une « tolérance moins que 0 vu qu’on nous punit alors qu’on conduit sans être sous l’effet du produit. » Il écrira une lettre au Canard Enchaîné où il explique qu’ « il est révolté pour tous ces gens qui sont encore dans la vie active et qui perdent tout pour un joint fumé la veille » , alors que lui est passé « du statut de retraité paisible à celui de délinquant ».
La répression au-delà de la raison – L’association de réduction des risques ASUD consacrait un journal entier au sujet en Octobre 2017 : « En sanctionnant l’usage et non l’abus, cette loi perd toute crédibilité et sera logiquement rejetée par les personnes concernées, contrairement à celle sur l’alcool qui sanctionne l’abus et non l’usage et qui est globalement bien acceptée, une condition importante de sa réussite…Les autorités ont un moyen de réprimer l’usage de drogues : interdire à ceux qui en usent de conduire, donc de se déplacer librement. Avec des conséquences dramatiques pour certains : perte d’emploi, perte d’autonomie, et pour ceux qui vivent dans des campagnes sans transports en commun, c’est carrément une mesure d’élimination. Impossible d’emmener ses enfants à l’école, d’aller faire ses courses, chez le médecin, de rendre visite à ses amis ou à sa famille, bref, plus aucune vie sociale ou possibilité de subvenir aux besoins les plus essentiels. «
Une enseignante en école primaire témoigne que « les parents s’organisent tant bien que mal mais avec la honte on n’en parle pas. On entend juste que lorsque un gamin fête son anniversaire il y a toujours une copine ou un copain qui dit qu’il ne pourra pas venir parce que il y a un problème de voiture » . Des commerçants voyant leurs villages se vider s’en inquiètent. Des élus font remonter la problématique jusqu’au « grand débat national » en demandant à ce que « l’action de la police contribue à la sécurité de la population et non à sa stigmatisation « et note que « le nombre de contrôles et de permis supprimés est sans rapport avec le nombre d’accidents et démesuré par rapport au nombre d’habitants » .
Un rapport français écrivait « il nous semble que pour être efficace en termes de sécurité routière , le législateur aurait pu prévoir des seuils de dangerosité des drogues légales (benziodazépines notamment ) et illégales en terme de conduite, et exonérer le cannabisme passif, pour peu qu’il donne lieu à des taux se révélant en dessous du seuil de dangerosité prédéfini. En l’absence d’une telle option on ne peut donc imaginer le gain pour la sécurité routière que comme très marginal puisque l’implication des drogues illicites dans les accidents de la route est elle-même très marginale par rapport à l’alcool. « C’est ainsi que l’étude européenne DUIC proposait aux états européens de se baser sur des études scientifiques, sur le modèle de l’alcool, pour établir pour chaque drogue des seuils au-delà desquels conduire un véhicule entraîne un risque avéré de causer un accident. Passé ces seuils, la loi interdirait de conduire.
En Lozère, culture du chiffre contre culture du Droit ?
« On reçoit des tests, on les utilise, et on voit bien que dans votre région çà marche bien. C’est comme à la pêche, quand un pêcheur a un bon coin il y revient » ironise un gendarme alors qu’une mère de famille s’indignait que l’on contrôle juste à l’heure de l’entrée des classes.
« Comme toute infraction, celle concernant l’usage illicite de produits stupéfiants est examinée au cas par cas par les Procureurs de la République chargés des poursuites. C’est ce que l’on appelle le principe de l’opportunité des poursuites. Ce principe permet une intervention souple, adaptée à chaque situation individuelle et aux spécificités locales et explique également la diversité des pratiques pénales selon les tribunaux. « A son arrivée en 2017, le procureur de Lozère promettait : « je serai dans l’écoute attentive et le respect de l’individu”. Cette « intervention souple au cas par cas » qui devrait être celle du parquet ou cette « écoute attentive » que promettait le procureur sont encore espérées sur le terrain : le nombre et la durée des retraits de permis en Lozère semblent particulièrement importants alors que les conséquences sociales y sont bien plus graves qu’en zone urbaine.
« Le problème c’est que il s’agit de jeunes, de gens en âge de travailler ou qui ont des enfants qui sont ainsi contrôlé et ne peuvent plus bouger. Pour des territoire déjà sinistrés comme les nôtres, que l’on a du mal à repeupler, c’est grave, et tout çà sans que je ne vois d’éléments sur une vague d’accidents qui pourraient être dûe au cannabis au volant » se plaint Jean Hannart, maire de Sainte Croix Vallée Française.
Annie Goiset est maire de Molezon. Elle ne comprend pas que l’on ait « une peine avant la peine » et assure que les conséquences du moindre retrait de permis sont « épouvantables en zone très rurale » . Elle dit avoir perçu un fort sentiment d’injustice car dans une zone facile à contrôlée « il n’y qu’une route : on contrôle à un point, on prend tout le monde. Dans une ville , boucler tout un quartier, ils ne pourraient pas. « Cette élue se désespère de voir ces « punitions plus faciles à distribuer qu’ailleurs , aux conséquences plus graves qu’ailleurs ».
La préfète de Lozère Me Christine WILS-MOREL déclarait pourtant comme priorité , lors de sa prise de fonction le 20/11/2017, « celle du développement économique et de l’emploi » car « les équilibres économiques peuvent être fragiles » et « la lutte contre toutes les fractures qu’elles soient sociales, car personne ne mérite d’être laissé au bord du chemin. » Permis retiré, c’est pourtant bien sur le bord des routes que sont laissés des hommes et des femmes de Lozère avec des procédures perçues comme injustes et expéditives pour une efficacité en terme de sécurité routière qui peine à convaincre. Certains fonctionnaires de police doutent : « Ces lois sont injustes « , « On en a marre d’arrêter des gens qui n’ont pas le profil de délinquants » , « on voit bien que vous êtes en état de conduire » , « on fait ce qu’on nous demande, mais bon… » , des petites phrases qui percent comme autant de fausses notes dans le concert de la soumission à la politique du chiffre.
Dans le documentaire « Dans la tête d’un flic « réalisé par F.Chilowicz en 2017, un policier se désespère : « en contrôlant cette personne qui est habillée ou se coiffe comme çà on va trouver quelquechose, un joint ou quelques grammes de shit. C’est un peu police business. Et après on ne comprend plus à quoi on sert , les gens n’ont plus confiance en nous. »
Tout comme la sécurité ou la santé publique , la sécurité routière devient un alibi à la répression des fumeurs de cannabis : la Mission Interministérielle de lutte contre les Drogues précise ainsi qu’ « il convient simplement d’établir si le conducteur a fait usage de produits stupéfiants et non qu’il se trouvait sous l’influence de stupéfiants ». On sanctionne bien l’usage et non l’abus, l’illégalité et non la dangerosité au volant.
Et pourtant des solutions existent. Au Canada par exemple, les fonctionnaires de police effectuent sur le bord de la route un « Test de Sobriété Normalisé ». C’est une démarche simple et rapide en trois étapes : test oculaire, marcher/se retourner et se tenir sur un pied. Avec ce test, le fonctionnaire peut poser le diagnostic de « Conduite à facultés affaiblies » . Les tests salivaires et sanguins viennent dans un second temps objectiver la substance incriminée et la peine prononcée dépend du taux sanguin retrouvé. Cette procédure objective et nuancée en fonction de chaque situation nécessite des fonctionnaires formés à la subtilité et au dialogue avec les citoyens, source de respect mutuel.
Mais en France, en préférant la politique du chiffre à la raison, c’est la confiance en l’état de droit qui vacille.
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Charles Hambourg