Approche anthropologique de la dissociation et de ses dispositifs inducteurs
Georges Lapassade
DESS Ethnométhodologie et Informatique année universitaire 2004-2005
Résumé du séminaire de Georges Lapassade sur l’anthropologie de la dissociation
40 pp
L’anthropologie religieuse, puis l’anthropologie psychologique1 ont contribué fortement au processus historique par lequel la notion de la dissociation, initialement issue de la psychopathologie, a fini par désigner un mécanisme psychobiologique normal et universel (Ludwig 1983).
Pour contribuer à cette anthropologie la dissociation, je commencerai par l’étude de certaines pratiques chamaniques examinées du point de vue de la théorie de la conscience dissociée. J’examinerai ensuite la position qui consiste à rejeter cette analyse au motif que cela conduirait à psychiatriser des comportements qui peuvent aussi être considérés comme normaux.
Je tenterai de montrer à ce propos que ces critiques reposent peut être sur un malentendu dû au fait que la notion de dissociation reste marquée par ses origines. (Janet et la psychologie de l’hystérie puis Bleuler et la schizophrénie). En élaborant autrement cette notion comme l’a fait Ernest Hilgard (la néo dissociation), on peut l’introduire dans l’analyse des pratiques du chaman, depuis sa vocation et son initiation jusqu’à son activité rituelle et thérapeutique.
J’aborderai ensuite les diverses formes de dissociations caractéristiques des états de possession et de médiumnisme et je terminerai par quelques considérations concernant la dissociation extatique.
Chemin faisant, je m’intéresserai aussi aux dispositifs dissociatifs, inducteurs de divers formes de dissociations.
I. La dissociation chamanique
A. De quelques théories concernant le chamanisme
T. K. Oesterreich (1927) consacre un chapitre entier de son livre sur les possédés à l’examen du chamanisme des peuples nord-asiatiques dans ses rapports avec la possession : “Nous devons nous attendre, écrit-il, à retrouver chez eux les phénomènes de possession dans leur plus grande force et extension. Jusqu’à quel point cette attente est légitime, c’est ce que nous verrons“.
Se pose d’abord la question de l’authenticité des états chamaniques. Au XVIIIe siècle, en effet – le siècle des Lumières – les chamans étaient vus comme des charlatans, des imposteurs, des comédiens.
Un revirement s’est produit avec le romantisme et aujourd’hui, “on reconnaît en général la bonne foi et la vérité psychologique d’une partie considérable des états chamaniques”.
Comment caractériser ces états?
En 1873, A. Bastian écrivait: “Parmi les cérémonies du sacrifice se produit l’extase. L’âme du chaman voyage pour se réunir aux esprits des morts et pour recevoir d’eux, au royaume des ombres, l’enseignement souhaité. Le corps, qui pendant ce temps reste sur la terre, comme dépouillé de son âme, est insensible à la douleur et accomplit pendant l’absence de la conscience tous ces tours singuliers qui amènent le peuple à croire au vrai prophète : le chaman saute dans le feu impunément, prend dans ses mains un fer ardent, passe des couteaux brûlants sur sa langue jusqu’à remplir la hutte de l’odeur de chair grillée“.
Ce qui semble être le trait essentiel de ce chamanisme, à savoir l’idée d’une “extase” définie comme une “sortie du corps” (ek-stasis) est énoncé ici, déjà, en toute clarté.
Mais en même temps une ambigüité s’installe, qui aura d’ailleurs la vie dure: on confond deux moments distincts de la transe chamanique: le moment de la transe léthargique, ou cataleptique, transe au cours de laquelle le chaman gît au sol comme s’il était mort, cependant que son âme, dit-on, voyage, et le moment où dans une transe qu’on pourrait définir comme fakirique, il accomplit des tours singuliers, saute dans le feu, etc. C’est aussi à ce moment-là qu’il peut mimer ses incursions dans les mondes supérieurs et inférieurs, les raconter, les commenter, les chanter.
(…)
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