Prohibition des drogues le début de la fin ?
À l’heure de la mondialisation, les conventions internationales contre les drogues demeurent inefficaces contre les mafias. Laisser miroiter la possibilité d’une société sans drogue est aujourd’hui irresponsable.Vieille d’un siècle, la prohibition des drogues est une construction historique. Il est logique, alors que cet édifice traverse une crise grave, que la revendication d’une sortie de la prohibition porte d’abord sur le cannabis, une drogue dont la dangerosité est relativement faible. Le réexamen des conventions internationales est aujourd’hui nécessaire à la lumière des connaissances scientifiques, en intégrant dans la réflexion l’alcool et le tabac.
Le débat sur la prohibition des drogues a, récemment, été relancé par quatre prises de position :
– la Déclaration de Vienne1, lancée par la communauté scientifique internationale dans la ville qui a accueilli la 18e conférence mondiale sur le sida et qui se trouve être également le siège permanent de l’organe international du contrôle des stupéfiants de l’ONU. Cet appel demandait que « l’on reconnaisse les limites et les préjudices de la prohibition des drogues » et réclamait « une réforme des politiques en matière de drogues afin d’éliminer les obstacles à la mise en place de régimes efficaces de prévention, de traitements et de soins du VIH ».
– Plus récemment, le rapport de la « global commission »2, un aréopage de 19 personnalités de très haut niveau qui critique frontalement la politique des Nations Unies et demande la généralisation de la réduction des risques à l’ensemble de la planète, la dépénalisation de l’usage de drogues et la légalisation du cannabis.
– Enfin, la commission Vaillant3 d’une part, puis le livre de Stéphane Gatignon et de Serge Supersac4 de l’autre, plaident pour la légalisation du cannabis tout en s’invitant dans les débats de la présidentielle française.
Les origines de la prohibition
Rappelons les conditions dans lesquelles la prohibition s’est imposée au monde au début du siècle dernier ; et la façon dont les Etats-Unis en ont fait un axe majeur de leur politique.
Il nous faut remonter au XIXe siècle lorsque les Etats européens, en particulier le Royaume-Uni et la France, trouvèrent un stratagème audacieux pour équilibrer leur commerce extérieur extrêmement déficitaire (déjà) avec la Chine. Dans le but de récupérer les lingots d’or et d’argent exigés par les Chinois en échange de leurs denrées si convoitées (le thé, les épices, la porcelaine, les soieries), les Anglais organisèrent le plus grand trafic de l’histoire en important des quantités massives d’opium indien en Chine. Quand le faible gouvernement mandchou essaya d’interdire ce commerce aux conséquences désastreuses, la Grande-Bretagne lui déclara la guerre. Une guerre rapidement gagnée qui obligea la Chine à accepter ces échanges. Elle obtint, au passage, des comptoirs ainsi que la propriété de Hong Kong. Ce fut la première guerre de l’opium (1842).
Pour achever l’entreprise de pénétration dans l’Empire du milieu, il fallut une deuxième guerre (1856-1858), où les alliés franco-britanniques écrasèrent l’armée chinoise et assurèrent définitivement leur domination économique sur la Chine. Le commerce de l’opium triompha et toucha plusieurs dizaines de millions de Chinois et d’Indochinois. Il s’étendit aussi en Indonésie avec les Hollandais et aux Philippines avec les Espagnols.
Ce « commerce inique », selon l’expression des mouvements américains, résolument hostiles, ne relève pas de la « main invisible » du marché. Les drogues ne sont pas des marchandises comme les autres, affirment les prohibitionnistes.
En 1898, les Etats-Unis prirent le contrôle des Philippines (et de Cuba) à la suite de la guerre hispano-américaine, première victoire d’un pays anciennement colonisé sur une grande puissance coloniale. Le nouvel évêque de Manille, Mgr Brent, s’indigna devant la situation désastreuse induite par l’opium en Asie et partit en croisade pour arrêter le « deal » des Etats européens. Soutenu par les mouvements puritains et les ligues de tempérance, il convainc le président américain, Theodore Roosevelt, d’agir. Celui-ci vit une bonne occasion de défendre « l’axe du Bien » et d’affaiblir la France et l’Angleterre en Asie. Il invita les principaux Etats concernés à une première conférence internationale sur l’opium qui eut lieu à Shanghai, en 1909, sous la présidence de Brent, bientôt suivie par une seconde à La Haye, en 1912, où fut signée la première convention internationale pour la prohibition de l’opium mais aussi de l’héroïne et de la cocaïne, ces dernières substances ayant été introduite à la demande des Britanniques pour contrer la puissante industrie chimique allemande qui les produisait.
Ce mouvement fut une entreprise inédite dans l’histoire du monde. Elle visa à établir une liste toujours plus grande de substances et à en interdire toute production, toute distribution, bientôt toute consommation sauf à but thérapeutique au moment même où ces produits faisaient l’objet d’un commerce lucratif de la part des entreprises pharmaceutiques anglaises et surtout allemandes, principales productrices de morphine, d’héroïne et de cocaïne prescrites par les médecins et délivrées par les pharmaciens.
Par quelles forces de si puissants intérêts économiques ont-ils été vaincus ? Comment les Etats-Unis, pays encore jeune sur la scène internationale, a-t-il fait triompher la prohibition ? Comme l’ont noté Anne Coppel et Christian Bachmann, ce mouvement est né de l’alliance conjoncturelle entre deux types de forces : d’un côté, des groupes réactionnaires présents dans les syndicats ouvriers blancs, xénophobes et volontiers racistes, qui assimilent chaque drogue à une minorité : l’opium des Chinois, la cocaïne des Noirs, la marijuana des Mexicains et jusqu’au whisky des Irlandais. De l’autre, des féministes qui réclament « des lois pour protéger les jeunes filles, diminuer le temps de travail des ouvriers, abolir l’exploitation des enfants, ou réfréner la consommation d’alcool » 5, des travailleurs sociaux qui veulent que l’Etat Providence assume son rôle dans la santé publique et la lutte contre les grands fléaux sociaux, bref des progressistes. « Une passerelle historique s’établit donc, dans le plus parfait malentendu, entre deux courants qui souhaitent changer le monde, chacun à sa manière. D’un côté, ceux qui redoutent les Chinois, haïssent les Nègres, pourchassent les Chicanos ; en face, les vertueux militants de la tempérance et de l’amour du prochain. »6 C’est donc au nom des Droits de l’Homme que deux mouvements différents, voire antagonistes, se sont retrouvés momentanément alliés.
Les gouvernements américains se sont emparés de cette cause et l’ont défendue avec énergie et sans discontinuité. De Théodore Roosevelt à George W. Bush, en passant par Woodrow Wilson qui imposa les conventions internationales au lendemain de la première guerre mondiale, sans oublier Richard Nixon, qui déclara la guerre à la drogue après celle du Vietnam. La lutte contre la drogue devint un pilier de la politique internationale des Etats-Unis. La prohibition, un dogme auquel se sont ralliés tous les Etats.
L’impact des conventions sur la diffusion des drogues
Quel fut l’impact positif ou négatif de ces conventions –qui se sont traduites par l’élaboration de lois nationales– sur la diffusion des produits concernés? Il reste difficile à évaluer. Les « Etats dealers » (la Grande-Bretagne, la France) ont dû s’exécuter et arrêter progressivement le commerce de l’opium. La consommation ne cessa pas pour autant, car les Chinois continuèrent à consommer de l’opium produit en Chine. C’est le régime communiste de Mao qui, après dix ans d’efforts et de « rééducation », réussit à l’éradiquer.
Pour l’héroïne, les conventions eurent pour effet d’arrêter sa production légale par l’industrie chimique allemande après la première guerre mondiale. Mais son explosion en Occident date des années 1970 et provient là aussi des réseaux mafieux qui échappèrent au contrôle des Etats. Malgré la guerre à la drogue de Nixon, malgré la loi de 1970 en France. L’Union soviétique fut inondée par l’héroïne afghane après la guerre d’Afghanistan et surtout l’effondrement de la dictature communiste, jusque là meilleur rempart contre les drogues. La production afghane représente actuellement près de 90% de la production mondiale. Elle a doublé depuis que les forces de la coalition occidentale occupent le pays, et que le gouvernement Karzaï promet de détruire les cultures!
La cocaïne, quant à elle, connut une certaine vogue en France et en Allemagne durant les années folles, et ce, malgré la convention de La Haye de 1912 et la première loi française de prohibition de 1916. Cependant, elle disparut progressivement, l’industrie légale finissant par s’exécuter. La véritable flambée de la cocaïne s’est produite dans les années 1980 aux Etats-Unis et plus récemment, dans les années 2000, en Europe Occidentale. Cette cocaïne n’est pas issue de l’industrie mais des réseaux mafieux. Pour freiner la production de coca au Pérou et en Bolivie dans les années 1990, la politique américaine fut relativement efficace, mais ne fit que déplacer le problème : la culture s’implanta en Colombie 7. Depuis 2000, les campagnes de fumigation des cultures colombiennes financées par les Américains ont nui aux cultures voisines sans jamais faire baisser la production. Le développement des cultures de substitution largement financées par l’Union Européenne fut un échec. Notons au passage que les pays andins, consommateurs traditionnels de coca, s’opposèrent aux conventions qu’ils avaient pourtant signées sous la pression américaine. Le gouvernement bolivien les a récemment dénoncées et a exigé que la coca soit retirée de la liste des produits classés stupéfiants.
En dépit d’une consommation quasi inexistante, le cannabis, interdit en France dès 1916 puis par la convention internationale de Genève de 1925 (la consommation mondiale était alors infime sauf en Egypte), a connu une diffusion modérée dans les années 1970, (malgré la promulgation de la loi de 1970 censée l’interrompre), puis massive dans les années 2000. Depuis 2008, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a renoncé à mesurer sa production tant elle est ubiquitaire et importante.
Quant aux drogues de synthèse –plus récentes– produites par les laboratoires clandestins du Nord, elles se sont développées dans les années 1980 8 et jusqu’au milieu des années 2000. La methamphétamine, la plus redoutable, est présente essentiellement en Amérique du Nord et en Asie, quasiment absente jusqu’à ce jour en Europe où c’est l’ecstasy, moins toxique, qui domine le marché. La convention de 1971, destinée à contrer la production de ces drogues, s’est montrée incapable de lutter efficacement contre les minuscules laboratoires clandestins qui les produisent, notamment aux Pays-Bas et en Europe de l’Est. La dernière convention de 1988 sur les précurseurs chimiques, qui avec la précédente vient compléter la convention unique de 1961, peaufine le dispositif de contrôle. L’effet réel est minime car les précurseurs utilisés pour fabriquer les drogues sont des produits extrêmement courants dans l’industrie chimique et leur traçabilité est quasiment impossible. En outre, les chimistes peu scrupuleux qui monnayent leur savoir pour fabriquer des comprimés de couleur coupent les produits avec n’importe quoi. L’absence de contrôle de qualité des substances illicites est une atteinte à la sécurité des personnes. Cela reste vrai pour toutes les drogues, et d’autant plus pour les drogues de synthèse. La réduction des risques exige ce contrôle pour protéger les jeunes citoyens, aussi imprudents soient-ils. Mais le dispositif actuel ne le permet pas.
Si les conventions prohibitionnistes se sont montrées efficaces pour arrêter les productions des « Etats dealers », elles se révèlent incapables de lutter contre les réseaux mafieux qui défient et contournent les lois et les frontières. Quand la lutte contre le trafic s’intensifie, la violence et la corruption augmentent, mais la production ne baisse pas ; tout au plus, elle se déplace.
En 1998, une session extraordinaire des Nations Unies à New York a solennellement pris une résolution visant à éradiquer ou à baisser sensiblement la production de toutes les drogues. En 2008, face à l’échec patent de cet engagement, il n’y eut pas de nouvelle session extraordinaire, mais une simple réunion de la commission des stupéfiants à Vienne, qui se félicita des succès obtenus (on se demande lesquels à la lecture des chiffres de l’ONUDC) et décida de reconduire les mêmes politiques pour les dix ans à venir9. Beaucoup attendaient de l’élection d’Obama un changement dans la politique des Etats-Unis10. Il est peu perceptible.
La prohibition a ainsi connu trois périodes. La première s’étend des premières conventions internationales, au début du siècle dernier, jusqu’au début des années 1960. Le bilan est « globalement positif » : l’accès aux substances devient beaucoup plus compliqué et bientôt, seuls quelques groupes interlopes, artistes, musiciens de jazz, marginaux de tout poil continuent à consommer des drogues illicites et il suffit de se plonger, au hasard, dans la vie de Billie Holiday, pour constater qu’être un usager de drogues dans les années 1940 et 50 n’était pas une sinécure. Il est vrai qu’elle était femme et noire.
La seconde période s’ouvre avec la lame de fond de la contre-culture et de la révolte de la jeunesse sous un slogan que l’on pourrait résumer par la chanson programmatique du regretté Ian Dury : Sex & drugs & rock & roll. De fait, cette sous-culture va, au fil des années, devenir « mainstream ». Et les parfums, pour prendre ce seul exemple, se nommeront Opium, Poison, Addict ou Loverdose. La « culture de la drogue » irrigue largement nos sociétés.
La troisième période nous fait entrer de plain-pied dans l’actualité. Elle débute avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, le bouleversement des routes de trafic, la montée en puissance des groupes criminels, la massification des consommations. Elle est aussi marquée par les questions de santé publique comme le VIH et le VHC.
La mondialisation a bouleversé le monde des drogues dans ses trois dimensions : production, distribution, consommation. Du côté de la production, des pays qui n’avaient aucune tradition dans la culture de certaines plantes à drogues, le pavot par exemple, se sont mis à en produire (Mexique, Colombie). Du côté du trafic, les « zones grises », ces lieux où ne s’exerce aucune autorité étatique (et ils sont nombreux en Afrique, devenue une plaque tournante), permettent aux
groupes criminels de travailler en toute tranquillité. De plus, le développement des drogues de synthèse, essentiellement des stimulants (ecstasy, amphétamines), a ouvert un immense marché. Et ce, d’autant que la dialectique offre/demande tourne à haut régime : les jeunes écoutent la même musique, portent les mêmes vêtements, consomment les mêmes substances à Paris, Rio ou Bangkok.
L’échec patent de la prohibition du cannabis
Prenons le cas du cannabis dans les pays d’Europe de l’Ouest. La principale justification de la prohibition, et ce malgré son coût et ses effets pervers, réside dans le fait qu’elle protègerait la très grande majorité de la population de la consommation des drogues illicites. Mais la consommation de cannabis n’a jamais atteint un tel niveau! Pour la première fois, depuis que les conventions internationales ont interdit cette plante et ses dérivés, nous pouvons parler d’un échec patent. Un échec qui concerne la première et la plus convaincante justification de la prohibition aux yeux mêmes des prohibitionnistes.
La crise de la prohibition est profonde. Il suffit de songer aux milliers de victimes des guerres entre cartels en Colombie ou au Mexique ou aux enjeux politiques liés à la culture du pavot en Afghanistan. Mais les prohibitionnistes peuvent continuer à dire que les conventions internationales protègent la très grande majorité des terriens de drogues comme la cocaïne ou l’héroïne. Pour le cannabis, cela devient chaque jour plus difficile à soutenir.
Les deux courants anti-prohibition
Examinons un instant la situation du côté de ceux qui sont opposés à la prohibition. On tombe, là aussi, sur un paradoxe lourd de sens. D’un côté, une tradition libérale qui trouve ses lettres de noblesse avec le De la liberté de John Stuart Mill (1859) et se prolonge avec l’économiste Milton Friedman et le libertarien Thomas Szasz. Tentons de résumer leur argumentation.
Pour Friedman, la prohibition est un système « soviétique » c’est-à-dire inefficace et despotique. Inefficace car il transforme des substances à très faible valeur ajoutée en marchandises hors de prix sur lesquelles le crime organisé jette nécessairement son dévolu. Despotique, parce que l’Etat n’a pas à se mêler de ce que consomment des citoyens adultes dans la mesure où ils ne mettent pas en danger la vie d’autrui. D’une certaine manière, il en est de la prohibition comme il en était de l’Union Soviétique : elle est condamnée mais nul ne sait quand ni comment elle disparaîtra. Friedman, on s’en doute, n’est pas partisan de quelque monopole d’Etat que ce soit. La main invisible du marché lui suffit.
De l’autre une tradition de gauche, beaucoup plus récente et qui, des écologistes et d’une partie de l’extrême gauche jusqu’à certains secteurs minoritaires du parti socialiste, veulent sortir de la prohibition du cannabis avec une proposition clé : un monopole d’Etat semblable à celui de la défunte Seita pour le tabac. C’est également la position de Vaillant et de Gatignon/Supersac.
Inévitable corruption
Profitons d’une actualité française toute récente pour examiner la situation actuelle. Un grand flic lyonnais est en garde à vue, soupçonné d’être passé du côté des truands en particulier dans des affaires de… stupéfiants. La question de savoir comment lutter contre le trafic international de stupéfiants hante la prohibition qui se présente aussi et peut-être d’abord comme une machine à produire de la corruption. Ce n’est évidemment pas un hasard si Eliott Ness jouait, dans la fameuse série télé consacrée à la prohibition de l’alcool (1919-1933), le rôle d’un « incorruptible ». Car incorruptible, il faut certainement l’être pour ne pas succomber à la tentation.
Les Américains avaient autorisé la DEA à utiliser un moyen qui devait permettre de remonter les grosses filières : le « buy and bust ». Les policiers américains avaient le droit de se faire passer pour des acheteurs, y compris de grandes quantités de drogues, afin de prendre en « flag » des trafiquants de haut vol. Sur le terrain, les choses furent plus compliquées : on peut acheter 10 kg de cocaïne pour appâter un achat de 100 kg. Mais cet achat peut lui-même n’être qu’un moyen d’en acheter une tonne, etc. Dans les faits, le « buy and bust » fut un échec et on finit par y renoncer. Trop de policiers avaient succombé. Nous parlons de la police des pays dits développés où les salaires, sans être mirifiques, restent corrects et où existe encore un sens du service public. Mais quid de la police du Mexique, du Nigeria ou de l’Afghanistan ?
Les anti-prohibitionnistes font aussi remarquer qu’il existe, à côté de la corruption de secteurs entiers de la police, de la justice et de l’appareil d’Etat, de nombreux pays, une hypocrisie infernale qui mine la prohibition : les paradis fiscaux.
Le débat français
Penchons-nous sur le débat français concernant le cannabis. Commençons par noter que, une fois n’est pas coutume, la France et les Pays-Bas jouent à fronts renversés. Tandis que les Pays-Bas durcissent leur position sur les coffee shops11, les Français discutent de la légalisation du cannabis. Précisons plutôt : une poignée de Français. Mais reconnaissons tout de même qu’un ancien ministre de l’Intérieur et qu’un élu local, maire d’une ville « difficile », affichent clairement et de manière argumentée une position en faveur de la légalisation du cannabis constitue, en soi, un événement. C’est si vrai que lors du premier débat des primaires socialistes, ô surprise, la question du cannabis s’est invitée et a montré que le consensus n’existait pas sur cette question.
Notons ensuite qu’il n’existe pas de consensus non plus parmi les experts sur la dangerosité du cannabis. Le rapport Roques12 et l’analyse d’un collectif britannique présidé par David Nutt13 classent le cannabis loin derrière l’alcool et les drogues « dures ». En opposition, les rapports de l’Académie nationale de médecine dominée par une poignée d’adversaires farouches du cannabis, malgré Roger Henrion qui reconnaît avoir « baissé les bras »14. Cela étant, la majorité des spécialistes penchent plutôt pour Roques que pour l’Académie, même si tous ont conscience que la dangerosité évolue avec les modes de consommation.
Autre difficulté –Vaillant et Gatignon en conviennent–, la décision de légaliser le cannabis ne peut être seulement française mais, au minimum, européenne. C’est dire que le chemin sera long15.
Les arguments économiques ont été au coeur du référendum californien sur la légalisation du cannabis récréatif à l’automne 2011 (perdu 47% contre 53% par les antiprohibitionnistes) : des taxes importantes pour l’Etat, des économies liées à la fin des dépenses du système policier et juridique. Ces deux arguments, mis en avant par Vaillant et Gatignon, ne sont pas négligeables, mais il n’est pas certain que ces derniers emportent jamais l’adhésion d’une majorité de citoyens16.
Pourtant, deux hommes politiques français ont travaillé sur ce dossier, se sont confrontés aux arguments et contre-arguments et sont aujourd’hui capables de tenir tête aux partisans du statu quo. C’est probablement le début d’une révolution des esprits qui n’est pas prête de s’éteindre car chaque jour qui passe voit les effets pervers de la prohibition s’aggraver. De ce point de vue, il est assez triste de constater que la droite, qui n’a pas à rougir de certaines avancées (Michèle Barzach et la mise en vente des seringues, Simone Veil et les traitements de substitution, Jean-François Mattei et l’inscription de la RdR dans la loi), ne trouve rien à dire sur cette question, sinon condamner en bloc.